Introduction à cette traduction

Les magnifiques vers d'Horace sont traduits par les participants des forums de langues anciennes.
 

Traduire en vers les Odes d'Horace

S'il y a un poète latin qui s'est montré particulièrement soucieux de l'aspect formel de ses poèmes, c'est bien Horace : la preuve en est l'extraordinaire variété des mètres choisis dans les Odes et les Épodes :

Quelle diversité, si on le compare à ses contemporains qui n'écrivaient guère qu'en hexamètres ou en distiques élégiaques, ou même à son prédécesseur, Catulle, qui usa d'une dizaine de mètres grecs, mais avec parcimonie ! Horace, lui, recherche une incontestable originalité rythmique en s'inspirant des lyriques grecs qu'il adapte à la langue latine. Il innove dans la forme même du poème, qu'il bâtit en strophes presque systématiquement – d'après Meineke, les Odes auraient toutes été partagées en strophes de quatre vers. Un tel choix nous le rend étrangement moderne, quand on sait le rôle fondamental que joue la structure strophique en poésie française et cela, dès le XVIe siècle. Il n'est pas impossible d'ailleurs qu'Horace, dont se sont nourris tous nos poètes, ait eu sur eux une influence dans ce domaine : avec ses Odes, Ronsard se veut imitateur d'Horace, non seulement pour les thèmes – la fons Bandusiae devient la fontaine Bellerie (Odes, II, 9), à peine transposée – mais aussi pour la forme – il n'est qu'à constater l'extrême variété des rythmes employés par Ronsard dans ses Odes.

À cette extraordinaire diversité, correspond, paradoxalement, une extrême rigueur rythmique à l'intérieur de chaque ode : Horace s'impose des rythmes purs, qui lui interdisent toute substitution, toute concession à la facilité. Imaginons en français un poète qui s'imposerait pour tous ses alexandrins un schéma rythmique unique, du type 3-3-3-3 par exemple ; certes, on trouve des tentatives de ce genre, notamment chez Aragon ; mais jamais à notre connaissance un tel procédé n'a été appliqué à l'ensemble d'une œuvre. Cela devait conférer aux carmina une régularité rythmique proche du procédé litanique, et être perçu comme une véritable révolution par les oreilles des Romains, habitués aux fluctuations syllabiques de l'hexamètre (de 13 à 17 syllabes) et des autres mètres en usage ; ajoutons que cette absence de substitutions entraînait la régularité syllabique qui connaîtra par la suite le succès que l'on sait, puisque c'est sur elle que repose la versification française. On notera d'ailleurs l'extrême « modernité » de l'ode III, 9 dont la lecture dans le texte latin correspond exactement, césure comprise, à nos octosyllabes et alexandrins classiques.

Comment alors procurer au lecteur moderne, qui n'a pas toujours les moyens de se plonger dans le texte d'origine, le plaisir de la lecture d'une poésie à la fois rigoureuse et flexible, régulière et variée, si ce n'est par une traduction qui rende tout le formalisme d'une telle poésie, c'est-à-dire une traduction en vers réguliers, mais dans des rythmes variés ? Ce fut là le but de notre entreprise : il s'agissait d'attribuer des correspondances rythmiques pour chaque schéma métrique d'Horace. Les rythmes employés devaient être facilement perceptibles, et donc imposaient non seulement des rythmes pairs, mais encore une régularité rythmique dominante à l'intérieur du type de vers choisi : en effet, les vers impairs, même s'ils sont, depuis Verlaine, réputés pour leur « musicalité », n'ont pas la netteté rythmique nécessaire pour rendre la rigueur de la poésie horacienne ; et même les vers pairs, pour traduire pleinement cette rigueur, doivent, eux aussi, obéir à une rigueur prosodique et métrique pour autant que le permettent les contraintes de la traduction. On ne pouvait raisonnablement traduire en vers « libres » ou prétendus tels, des vers conçus sur le principe d'un rythme implacable. Il n'était pas davantage raisonnable d'adopter un rythme unique, quel qu'il soit, pour traduire toutes les Odes. C'est pourquoi nous avons choisi d'établir une correspondance rythmique stricte, vers pour vers, en nous limitant à des vers pairs (6, 8, 10, 12, 14 et 18 syllabes) sauf pour le vers de 5 syllabes, facilement perceptible par son extrême brièveté. Sont répartis ces différents rythmes en fonction de la longueur relative des mètres latins. On pourra peut-être reprocher dans certains cas une attribution arbitraire de tel rythme français à tel mètre latin : l'intuition joue alors un rôle primordial. Après avoir traduit la même ode de deux manières différentes – décasyllabes ou alexandrins par exemple –, un choix définitif est pris et tient compte de l'ensemble des Odes.

Mais le style d'Horace s'accommoderait mal d'une traduction dans une langue trop classique et uniforme : ce qui frappe avant tout chez lui, c'est la diversité syntaxique, la manière originale dont il agence les mots, l'absence de tout académisme ; aussi n'avons-nous pas voulu nous enfermer dans des canons trop « classiques », et nous sommes-nous parfois autorisé des procédés absents de la poésie classique : c'est ainsi que pour le décasyllabe, nous avons généralisé une césure 5/5, au lieu de la classique coupe 4/6 ou 6/4 qu'on ne trouvera qu'exceptionnellement dans notre traduction. Il semble en effet que cette césure en deux parties égales rend mieux le caractère litanique, voire incantatoire du vers horacien, et c'est à dessein qu'elle est choisie ; de même, il a semblé intéressant d'user pour l'ode I, 8, la seule à utiliser le second mètre sapphique, d'un vers de 14 syllabes avec une césure 7/7, l'heptasyllabe étant d'ailleurs fort bien représenté dans la poésie française à toutes les époques ; quant à l'ode III, 12, qui pose d'ailleurs bien des problèmes pour l'authenticité de sa métrique, un vers de 16 syllabes avec une césure 8/8, suivi de deux alexandrins, a été choisi.

Il est évident que le choix délibéré d'une traduction en vers, avec les contraintes que nous nous sommes données, même si les rimes n'ont pas été systématiquement cherchées, ni même les assonances, a pu parfois nous amener à commettre des imprécisions : il nous a semblé que ces imprécisions étaient en fin de compte bien moins graves que l'Imprécision absolue, fatale à un texte poétique, qui consiste à le traduire en prose. Si Horace s'est donné la peine et le plaisir d'écrire ses Odes en vers, le premier devoir du traducteur est de tenir compte de ce choix et donc de traduire en vers, en restant aussi fidèle que possible à l'aspect purement formel du texte original : c'est pourquoi nous nous sommes obligés à respecter la longueur des strophes, la longueur relative des vers dans ces strophes, et autant que faire se peut l'ordre des mots à l'intérieur de ces strophes ; en revanche, pour maintenir la netteté rythmique de la traduction, nous avons été amenés à supprimer ou résoudre certains rejets ou enjambements, extrêmement fréquents chez Horace ; les maintenir tous aurait fini par rendre imprécises les limites de vers dans notre langue, surtout quand ils ne sont pas rimés – n'oublions pas que la poésie n'est pas seulement écrite, mais aussi orale, ce qui veut dire que le rythme du vers doit permettre à lui seul sa « visualisation ». Mais il faut bien avouer que parfois aussi, la double contrainte de la traduction et d'un rythme régulier nous a empêché de rendre certaines figures de style de l'original ; cependant – rien ne se perd, rien ne se crée – ce que nous avons quelquefois perdu ici, nous avons souvent pu le regagner là, ce qui offre l'avantage d'une transposition des effets de style ; l'essentiel était de donner à l'ensemble un équilibre et un charme capables de séduire un lecteur moderne et pas forcément latiniste. Ce ne fut pas toujours facile, mais cette difficulté même, au détour d'un passage particulièrement beau et ardu à traduire, comme la dernière strophe de l'ode II, 12, fut l'occasion d'un véritable plaisir, une fois vaincue, et Henri Tournier espère que son lecteur en éprouvera autant à le lire dans ces moments privilégiés. Il est d'autres endroits où la solution que nous avons choisie ne nous satisfait pas pleinement : nous continuons à nous efforcer de trouver mieux ; aussi cette traduction n'est-elle sans doute pas définitive, si tant est qu'une entreprise de ce genre puisse l'être...

 

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