Quand on parle de lieux...

Le plaisir des langues anciennes ressort aussi à travers des petites truculences qui y sont rattachées.
 

Le verbe déponent loqui signifiant « parler » a pour participe passé locutus. Or, dans le Dictionnaire étymologique de la langue française (édition « Le Robert »), le « colloque » renvoie non pas à « locuteur », mais à « lieu ». Nous pourrions donc nous demander si loqui a un quelconque rapport avec locus...

Grandsaignes d'Hauterive classe les deux termes dans des racines distinctes, mais ne donne pas de racine indoeuropéenne : locusloqui. En revanche, il existe une analogie en latin, les sens figurés du lieu sont : point, question, matière d'un discours, chapitre, thème d'argumentation, lieu commun ou topos, passage d'un discours.

Si nous nous référons à l'art oratoire, le topos ou le locus n'est pas une simple figure de style, il s'agit d'un moment dans un discours qui correspond à un fait évoqué. La rhétorique avait développé un art de la mémoire fondé sur une représentation spatiale du discours. Cela correspond au moment de la dispositio ou « agencement des idées ». La disposition pouvait aussi se dire « collocation » à l'imitation du latin : l'orateur se représentait un palais, un théâtre, une demeure qu'il parcourait mentalement. Les faits sont placés dans des niches ou des pièces, l'orateur se promène dans cette demeure et prend les loci au fur – mot apparenté à forum et qui renvoie au lieu autant qu'à la pesée des arguments – et à mesure de sa déambulation.

Dans des niches sont disposées des statues ou des peintures qui représentent une idée ou une action ; les attitudes des personnages ou leurs attributs permettent de se souvenir de points secondaires du discours. Le procédé a été décrit notamment par Cicéron et Quintilien. Si l'on observe les ouvrages allégoriques comme le Roman de la Rose, la Divine Comédie, l'Utopie de Thomas More, le Tiers Livre, la Cité de Dieu ou le Voyage du Pèlerin, nous nous rendons vite compte que la description spatiale permet d'inscrire des faits en les situant : l'espace produit un discours. Ces livres utilisent les procédés de l'ancienne rhétorique autant que ceux de la poésie, de la narration. Il existe une étude historique très poussée par Frances Yates dans l'Art de la mémoire.

Il nous reste de cet ancien art de la mémoire et du discours une expression comme le « lieu commun » qui n'était pas à l'origine un cliché, une banalité ou un poncif, mais un argument nécessaire. Le Robert historique mentionne bien ce sens d'origine :

1562, calqué sur l'expression latine loci communes, elle-même calquée sur le grec koinos topos, terme de rhétorique désignant les sources où un orateur peut puiser des pensées ou des preuves sur tous les sujets. Le sens actuel et fréquent date de 1666. On retrouve aussi dans l'énumération des parties ce sens d'origine : « en premier lieu », « en second lieu » (1536, à partir de passage d'un livre du XIIIe siècle repris au latin).

Si nous regardons l'ancien sens de « topologie » (1876), c'était en premier l'étude des lieux communs de la rhétorique et non le sens mathématique. Le mot « topique » est lui-même emprunté à la rhétorique d'Aristote, partie de la logique réservée à l'examen des lieux communs. La psychanalyse a particulièrement repris l'analogie entre le lieu et le discours ; elle utilise des métaphores fondées sur cette comparaison.

Lorsque nous prenons une autre racine, comme celle à l'origine du mot dispositio, à savoir le verbe latin ponere – « poser », « placer » –, nous obtenons encore des termes en référence au discours, à l'écrit : un exposé, une exposition – dans le sens d'un développement –, une composition notamment française, une déposition auprès d'une autorité judiciaire, le fait de poser une question.
Toutefois, il n'existe pas de rapport entre le verbe déponent fari – « parler », « dire » –, ce la même famille que le grec phêmi, d'où phatique, phase, enfant, fable, préface, hableur, fatal ou fameux, et le forum, lieu de parole, apparenté lui à la porte, et donc au dehors, au forestier, au forain. Les racines « bha » et « dhur » sont éloignées, mais le rapprochement aurait pu être tentant.

Il n'existe pas non plus de rapport étymologique entre la « loge », mot d'origine germanique, et la « logique », mot issu du grec logos. Mais la rhétorique médiévale parle bien des arguments que nous logeons, parfois dans des « mansions » – maisons, pièces – comme dans le théâtre médiéval qui pouvait avoir différents niveaux de scène.

Dominique Didier répondant à Luc Bentz.

 

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