Le sourire de l'enfant

Le plaisir des langues anciennes ressort aussi à travers des petites truculences qui y sont rattachées.
 

Deux lectures différentes peuvent être faites de la fin de la quatrième Bucolique de Virgile, selon que l'on ait le pronom cui ou le pronom qui...

Le sourire de l'enfant

Incipe, parue puer, risu cognoscere matrem
– Matri longa decem tulerunt fastidia menses ;
Incipe, parue puer : cui non risere parentes,
Nec deus hunc mensa, dea nec dignata cubili est.

Virgile, Bucolique, IV, fin v. 60-63

Reconnais, mon petit, ta mère à son sourire :
Elle a connu dix mois de long écœurement ;
Va, petit : qui n'a vu ses parents lui sourire
Ne sera chez les dieux ni l'hôte ni l'amant.

Métrodore

 

Métrodore a aussi proposé une autre traduction possible, que d'aucuns préfèrent :

Toi le premier, petit, dois sourire à Maman ;
Car ta mère a subi dix longs mois de grossesse.
Qui n'a pas, en retour, vu rire ses parents,
N'aura les mets des dieux, ni le lit des déesses.

Incipe, parue puer, risu cognoscere matrem
– Matri longa decem tulerunt fastidia menses ;
Incipe, parue puer : cui non risere parentes,
Nec deus hunc mensa, dea nec dignata cubili est.

Virgile, Bucolique, IV, fin v. 60-63

Va, bel enfant, connais ta mère à son sourire.
Ta mère t'a porté neuf longs mois de langueurs.
Va, bel enfant : à qui nul parent n'a souri,
Point de table des dieux, ni de lit des déesses.

Henri Tournier

 

Henri Tournier respecte pour sa part l'anaphore incipe, parue puer, utilise « bel » pour transposer la nuance affective de parue et renonce à l'hypallage de longa, lui substituant une paronomase « longs » / « langueurs ». Il renonce aussi à rimer, bien que l'assonance « sourire » / « souri » soit à remarquer ; mais il serait possible de remplacer « langueurs » par « détresse ».

Il choisit aussi l'adaptation des decem menses en « neuf mois », puisque garder les dix mois en français, c'est fatalement amener le lecteur à se poser des questions que le lecteur latin, lui, ne se posait pas. L'adaptation est d'ailleurs l'une des sept solutions préconisées en traduction par Vinay et Darbelnet dans leur Stylistique comparée du français et de l'anglais, avec le calque, l'emprunt, l'équivalence, la modulation, la traduction littérale et la transposition.

Sinon, en faisant fi de la rime, Henri nous propose aussi :

Va, bel enfant ! Souris et reconnais ta mère.
Ta mère t'a porté neuf longs mois de langueurs.
Va, bel enfant ! Si tu n'as fait aux tiens risette,
Point de table des dieux, ni de lit des déesses.

Dix mois de grossesse

Remarquons au passage que les dix mois de grossesse dont il est question dans le passage s'expliquent par les intervalles romains.
Le texte n'est pas corrompu et même un savant comme Pline l'Ancien parle de dix mois de gestation pour la femme. Pourquoi ? Toujours cette histoire des intervalles. Les Romains ne calculent pas comme nous les intervalles : ils en incluent toujours les deux extrêmes. Par exemple, triduo – « pendant trois jours » – vaut deux jours dans notre façon de calculer.
Jésus, crucifié un vendredi et ressuscité un dimanche, aura ainsi passé trois jours dans son tombeau. Cette façon de calculer les intervalles se retrouve aussi dans les computs des jours. Le troisième jour avant les calendes de juin, c'est-à-dire avant le premier juin, tombe le 30 mai, alors que dans notre façon de calculer du 30 mai au 1er juin, il y a deux jours et non trois ! C'est tout comme les nundinae, qui sont des « semaines » de huit jours dans notre façon de calculer, mais de neuf jours, d'où le mot nundinae, pour les Romains.

C'est donc que les Romains calculaient les intervalles inclusivement. Il est intéressant de rapporter l'anecdote que les pontifes, après la mort de César, comprirent de fait inclusivement l'expression quarto quoque anno pour le jour bissextile, si bien qu'ils ont pendant 36 ans fait revenir l'année bissextile tous les trois ans au lieu de tous les quatre ans, ce qui obligea l'empereur Auguste, pour ramener le calendrier sur les trois jours de trop, de ne plus compter d'années bissextiles pendant douze années.

Si triduum – mot à mot « espace de trois jours » – en fait réellement deux pour nous, les Romains ont donc naturellement compris quarto quoque anno comme un intervalle réel de trois ans, ce qui donnait des années bissextiles tous les trois ans au lieu de tous les quatre ans. Et pourtant les pontifes, comme la plupart des gens un peu érudits de l'époque, savaient bien qu'une année valait 365 jours et un quart !

Certes nous pourrions aussi expliquer cela par le fait que les Anciens comptaient en mois lunaires. Ainsi, Hercule est né au terme de dix mois ; Decima, une des trois sœurs Parques, présidait à Rome aux accouchements au terme de dix mois, comme son nom l'indique. Et les dix mois lunaires correspondent bien à nos neuf mois solaires ; n'oublions pas que les menstruations surviennent chez la femme tous les mois lunaires. Ernoult et Meillet nous disent d'ailleurs que mensis signifie à l'origine « mois lunaire » puis est devenu le nom du mois, se confondant avec celui de la Lune, avec rapprochement étymologique de mensis et mensus – lunae cursus qui, quia mensa spatia conficiunt, menses nominantur d'après Cicéron, De Natura Deorum, II, 27, 69.

Toutefois, le calendrier lunaire n'a plus concerné les Romains depuis des temps immémoriaux. Les antiquaires Romains eux-mêmes estimaient sans l'affirmer, que les Calendes, les Nones et les Ides correspondaient à des phases de la Lune, mais ne pouvaient justifier à quel moment exact, lequel moment remontait à la nuit des temps ! Leur calendrier ne faisait plus correspondre les Calendes à la nouvelle Lune, à la différence des Grecs dont les mois étaient bien lunaires et commençaient avec une nouvelle Lune.

Variantes de traduction

Deux autres traductions sont aussi intéressantes à considérer :

Ris à ta mère enfant, pour qu'elle te sourie.
Une mère a connu dix longs mois soucieux.
Ris, bel enfant ! Mérite en riant à ses yeux
Le lit de la déesse et la table des dieux.

Xavier de Magallon

Va, par ton rire, enfant, connais, petit, ta mère.
– Cette mère souffrit en dix longs mois qui pèsent.
Va, seul qui fit, enfant, à sa mère risette
Sait la table des dieux et le lit des déesses.

Jean-Pierre Chausserie-Laprée

 

Le premier vers de Chausserie-Laprée contient six groupes de mots qui traduisent les six mots du vers latin : il n'y a aucune perte ! Du grand art !

Relativement à la question qui nous intéresse, à savoir le pronom relatif cui, d'autres éditions ont cru bon de corriger par qui non risere parenti : « celui qui n'a pas souri à sa mère », et comprennent le premier vers en attribuant le sourire à l'enfant. « Sache par ton sourire accueillir cette mère. » (Paul Valéry)

Budé en revanche traduit : « Commence, petit enfant, à reconnaître ta mère par son sourire ». Et ensuite : « celui qui n'a pas vu ses parents lui sourire ».

Il semble toutefois qu'il faille mêler les deux interprétations, car le deuxième vers pourrait bien inviter l'enfant à sourire en remerciement des mois de grossesse. Mais l'insistance sur le incipe implique que l'enfant prenne les devants pour recevoir ensuite un sourire de réponse.
Dans une vieille édition préfacée par Henri Goelzer en 1895, le sourire est attribué à l'enfant : « Montre-lui en lui souriant que tu la reconnais ».

Or, une vieille édition commentée du XIXe siècle traduit comme Budé avec la note suivante : « il s'agit évidemment du sourire de la mère ». Les deux images sont gracieuses et naturelles, mais la première est établie, non seulement par la construction simple et logique des mots, mais encore par le troisième vers. Guère utile... Même s'il est logique de considérer que la proposition introduite par cui ne fait qu'expliquer l'invitation du premier vers. Mais la traduction « reconnais la mère à son sourire » se justifierait plus du fait qu'incipere ne signifie pas souvent « faire le premier », mais « entamer » en poésie ; il faudrait primus, à la rigueur ultro, voire, à l'époque impériale, occupare, ainsi Sénèque au vers 416 de ses Phéniciennes : occupa, mater, preces.
L'idée de réciprocité est alors plus difficile à établir, sans être impossible. Et puis, plus arbitrairement, l'image « apprends à reconnaître ta mère à son sourire » est plus belle et plus tendre que d'imaginer une sorte d'obligation de naissance.

Cui ou qui ?

Dans une édition Ad usum delphini du jésuite Carolus Ruaeus (Paris, apud Simonem Benard, 1675), il est écrit en note 62 de la page 39 :

« Cui, &c. Parentes, &c.. » De hac duplici uoce controuersia est.
« Cui » :
I. Quintilianus l.9.3 legit, « Qui », plurali nominatiuo, hoc sensu : « Qui pueri non risere ; hunc », id est « hos », per enallagen, siue commutationem numerorum, « nec Deus mensa dignatur, nec, &c. »
II Seruius legit, « Cui », datiuo singulari, siue, « Quoi » : quomodo ueteres Latini scripserunt, usque ad ipsius Quintiliani pueritiam, ut ait ipse, l.1.7. & hic erit sensus : « Cui puero parentes non arrisere, hunc nec Deus, &c. » Qui quidem sensus ut constet magis, haec superiora uerba, « risu cognoscere matrem », de risu matris, non de pueri risu accipio : cum Erithraeo & Bembo. Solent enim parentes ante caeteros a liberis agnosci ex blandiore risu, & est in liberis omnes ingenii bonaeque indolis, ex illo risu citissime parentes agnoscere. Quare poeta puerum inuitat, ut ex risu cito parentes agnoscat.
« Parentes » Qui legunt cum Seruio, « Cui », nihil hic habent negotii : &, « parentes », nominatiuo plurali, intellegunt. Qui uero cum Quintiliano legunt, « Qui » :
I uel parentes esse uolunt in uocatiuo : « o parentes » : ita Politianus, Miscell. 89.
II. uel in accusatiuo pro : « qui non risere ad parentes » : ita Ios. Scaliger, in Catull. 62.208. quomode Plautus in Capt. 3.1.21. « Quasi muti silent, neque me rident » : pro, « mihi arrident ». Seruium sequor, quia figura Quintiliani durior hoc loco uidetur.

En outre, dans son Institution oratoire (IX, 3, 8), Quintilien cite ce vers de Virgile comme exemple de la figura in numero : le singulier hunc reprend le pluriel générique qui. Quintilien lisait donc bien qui non risere parenti. La mauvaise leçon que nous retrouvons également dans les manuscrits de Quintilien, contedisant totalement son observation, est simplement une interpolation ultérieure qui vient du texte corrompu de Virgile.

Il est donc probable que l'erreur provienne d'un copiste qui a lu cui pour qui – confusion extrêmement fréquente –, et par la suite, pour que la phrase soit grammaticalement correcte – il fallait un sujet pluriel à risere –, le parenti a été transformé en parentes.
Néanmoins, rares sont les manuscrits qui portent le relatif qui ; nous pouvons donc imaginer que Quintilien a cité de mémoire et s'est trompé, ce qui est une solution plus « économique ». Par exemple, dans son De Ira (III, 35, 6), voici comment Sénèque, citant les vers 702 et 703 de la huitième Énéide de Virgile – apud uates nostros – de mémoire, arrive à un résultat différent de l'original :

Sénèque :
Sanguinem quatiens dextra Bellona flagellum,
Aut scissa gaudens uadit Discordia palla.

Virgile :
Et scissa gaudens uadit Discordia palla
Quam cum sanguineo sequitur Bellona flagello.

Mais Quintilien est un grammairien, et prend appui sur les textes mêmes pour son exposé, au lieu de les utiliser comme simple ornement, à la manière de Sénèque, et une erreur chez lui serait plus étonnante. Pour autant, la leçon cui est conservée par la plupart des éditeurs, qui ont sans doute examiné la question plus longuement.

Caligula, Guillaume Flamerie, Henri Tournier, Iulius, Lucien de Luca, Métrodore, Saint et Juste, et Yves Ouvrard.

 

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