La bibliothèque de Cicéron

Le plaisir des langues anciennes ressort aussi à travers des petites truculences qui y sont rattachées.
 

J'étais en train de classer mes bouquins en latin par chronologie des auteurs lorsque me vint cette idée bizarre. Mais au fait quelle pouvait être la bibliothèque de Cicéron ? Quels auteurs latins pouvaient s'étaler sur les rayonnages d'une bibliothèque chez un lettré romain du premier siècle avant J.-C. ? Boufre ! En voilà une question qu'elle mérite d'être posée.

Parce que, ce qui me fit sourire, c'est que dans ma bibliothèque Cicéron est parmi les auteurs les plus anciens mais je sais par ses ouvrages qu'il était bibliomane... chez moi en latin plus ancien que lui, j'ai Plaute, Caton l'Ancien et Térence ; contemporains à lui, j'ai Lucrèce, César, Salluste, Catulle et Népos. Pas de quoi remplir une étagère...
Bien sûr les œuvres de Cicéron lui-même remplissent l'étagère. Mais je doute que Cicéron se pavanait devant une bibliothèque exclusivement remplie de ses œuvres... Je sais le personnage fat et vaniteux mais tout de même...

Bon je lis sous la plume de notre esthète Cicéron que Térence et Plaute sont de bons auteurs de comediae palliatae ; on peut supposer que Cicéron avait les comédies de ces deux auteurs, donc il se rapproche de ma bibliothèque, mais que Caecilius les surpassait. Manque de veine pour nous, il ne reste rien ou des bribes de cet auteur si « génial » qu'était Caecilius. Caecilius n'est pas dans ma bibliothèque...
Ni les auteurs de comediae togatae qui devaient certainement peupler quelques pyxides sur les rayons de Cicéron. Hélas les étagères de ma bibliothèque latine n'ont pas un de ces auteurs.
Pareil l'auteur satirique qui devait plaire à Cicéron et qui certainement trônait dans sa bibliothèque était sans conteste Lucilius. Mais le pauvre n'a pas franchi les siècles. Idem Lucilius n'a pas l'honneur de figurer dans ma bibliothèque. Je me rattrape certainement avec Horace, Perse et le génial Juvénal... mais tout de même, j'aurais bien aimé aussi avoir Lucilius. Comme Cicéron.

Du côté des tragédies, Cicéron devait se réjouir avec Livius Andronicus, Naevius et le célebrissime Ennius ! Auteur de tragédies dont Andromaque captive mais surtout de l'épopée des Annales, c'était le Virgile du jeune Cicéron. Ouais, mais moi j'ai Virgile, pas Ennius dans ma bibliothèque...

Du côté des livres d'histoire, il avait des auteurs médiocres selon ses dires. Bien sûr je ne parle que des Latins. C'est-à-dire, je crois, les Annales Maximi tenues par les pontifes maximes, mais de piètres qualités littéraires, en latin il devait avoir Caton l'Ancien, Cassius Hemina, Lucius Pison, Tuditanus, Cn. Gellius, Caius Fannius, Caelius Antipater, Sempronius Asellio et Sisenna. Je ne parle pas des historiens latins s'exprimant en grec comme Fabius Pictor. Cicéron devait avoir aussi les mémoires de certains hommes politiques comme Scaurus, Lutatius Catulus et Sylla. Mais ce ne sont plus que des noms... eux aussi ne sont pas sur mes étagères.

Je subodore qu'il devait posséder les discours de ses devanciers comme les Gracques, par exemple. Idem je ne les ai pas...
Bigre, il ne reste quasiment rien de ce qui fit les délices et les lectures d'hommes aussi géniaux que Cicéron et Jules César !

Pour tout ce qui concerne les auteurs aujourd'hui perdus en grande partie, on peut quand même s'en faire une idée intéressante avec des livres comme celui d'Alfred Ernout, Recueil de textes latins archaïques, Paris, Klinchsieck 1957 et surtout, en quatre tomes, Remains of old latin, the Loeb Classical Library. On s'y amuse beaucoup à faire de l'archéologie dans les textes anciens et à s'essayer à la reconstitution d'un ouvrage à partir d'un morceau de maxillaire, je veux dire d'une citation d'une dizaine de vers. Savez-vous quel est le vers de comédie latine le plus ancien qui nous soit parvenu du fond des âges sous le calame de Livius Andronicus, et que nous connaissons grâce à Festus qui note qu'autrefois on disait pedes pour pediculi ? Le voici : Pulicesne an cimices an pedes, responde mihi... (« Sont-ce des puces, des punaises ou des poux, réponds-moi... »)
Heureusement, il y a quand-même des fragments un peu plus longs, et on peut en tirer toute sorte d'extrapolations. Il est amusant aussi de voir dans quel contexte ils ont été retenus par un auteur postérieur et à l'appui de quoi. Ils sont cités parfois dans des ouvrages de linguistique, comme l'exemple ci-dessus mais aussi dans des ouvrages littéraires ou philosophiques...

Conclusion : soit les auteurs qui ont fait le plaisir de ces romains excellents n'étaient pas dignes de franchir le temps et ont été pour la plupart éclipsés par les talentueux auteurs que nous avons sous la main, mais nous ne pourrons jamais en juger, soit c'est le hasard qui nous a transmis les textes qui sont venus jusqu'à nous voire, pourquoi pas, une seule bibliothèque de la fin de l'antiquité dans laquelle manquaient quasiment tous les auteurs anciens d'avant l'époque de Cicéron.
N'en notons pas moins que le nombre de copies réalisées joue pour beaucoup. Plaute avait écrit, dit-on, 130 comédies, mais Varron en a tiré un corpus de 21, devenues « classiques » et ce sont ces 21, maintes fois reproduites, qui nous sont parvenues. Comme si ne parvenaient aux siècles futurs que les tragédies de Racine publiées en petits classiques à l'usage des grammatici. Pour Caecilius sans doute aucun érudit n'a eu à cœur de l'éditer ou d'en faire des morceaux choisis. Sur ce genre de sujets, à consulter le passionnant petit bouquin de Marouzeau au titre bien modeste vu la qualité de son contenu : Introduction au latin, Belles-Lettres 1953, qui contient un chapitre sur la transmission des textes, le travail de reconstitution des philologues, le classement des manuscrits, etc.
Et il y a eu aussi un autre élément qui a fortement contribué à la disparition des œuvres de l'antiquité, surtout pour la littérature grecque : nombre d'œuvres ne figurant pas dans les recueils classiques ont été quelquefois volontairement détruites pour des raisons religieuses et morales alors qu'elles étaient répandues à de nombreux exemplaires dans toutes les bibliothèques de l'empire. Théodose II notamment a fait brûler pas mal de livres...

Bref, tout ça pour dire que la bibliothèque de Cicéron n'a pas franchi les siècles.

Caligula, complété par Julia et Oncle Fétide.

 

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