Le miel des vers

Voici quelques dossiers thématiques sur des questions poétiques récurrentes.
 

L'écriture en vers était un mode d'expression qui n'était pas réservé à la seule poésie, puisque les philosophes grecs écrivaient très souvent leurs œuvres philosophiques en vers. Il n'était pas impossible que cela fût pour des raisons mnémotechniques afin que leurs lecteurs retinssent mieux les formules frappantes de l'épicurisme qu'il défendait. Pythagore écrivit en effet en vers ses préceptes, les Vers dorés, davantage pour faire appel à un moyen mnémotechnique reconnu que pour écrire de la poésie. En tout cas, l'écriture en vers d'ouvrages de philosophie était surannée à l'époque de Lucrèce.

Du Sully Prudhomme traduisit ainsi le début du chant IV du De Rerum Natura de Lucrèce (vers 6 à 25) :

Et mon objet est grand ! Je viens rompre les fers
Dont les religions garrottent l'âme humaine.
Je chante, illuminant un ténébreux domaine
Où je colore tout de la beauté des vers !
Et ce charme est utile à l'œuvre que je tente :
Le médecin qui fait d'ingénieux efforts
Pour donner aux enfants l'absinthe rebutante
À d'un miel doux et blond du vase enduit les bords,
Et l'approchant ainsi de leur lèvre amusée
Leur verse à leur insu cette amère liqueur,
Non pour mettre en péril leur candeur abusée,
Mais leur rendre plutôt la vie et la vigueur ;
Et moi, dont le sujet est si peu fait pour plaire,
Sujet souvent ingrat aux disciples nouveaux,
Et toujours abhorré du rebelle vulgaire,
Dans ce parler suave exposant mes travaux,
J'ai voulu les dorer du doux miel de la Muse,
Puisses-tu jusqu'au bout, séduit par cette ruse,
Avec moi pénétrer, sous le charme des vers,
L'essence, la figure et l'art de l'Univers !

Caligula nous traduit ainsi ce même passage en alexandrins rimés et alternés. Bien que ce ne soit pas vers pour vers, le résultat est plus proche de l'original.

Le miel des vers

Auia Pieridum peragro loca nullius ante
Trita solo. Iuuat integros accedere fontis
Atque haurire, iuuatque nouos decerpere flores
Insignemque meo capiti petere inde coronam,
Vnde prius nulli uelarint tempora musae ;
 
 
Primum quod magnis doceo de rebus et artis
Religionum animum nodis exsoluere pergo,
Deinde quod obscura de re tam lucida pango
Carmina musaeo contingens cuncta lepore.
Id quoque enim non ab nulla ratione uidetur ;
 
Nam uel uti pueris absinthia taetra medentes
Cum dare conantur, prius oras pocula circum
Contingunt mellis dulci flauoque liquore,
Vt puerorum aetas inprouida ludificetur
Labrorum tenus, interea perpotet amarum
Absinthi laticem deceptaque non capiatur,
Sed potius tali facto recreata ualescat,
Sic ego nunc, quoniam haec ratio plerumque uidetur
Tristior esse quibus non est tractata, retroque
Volgus abhorret ab hac, uolui tibi suauiloquenti
Carmine Pierio rationem exponere nostram
Et quasi musaeo dulci contingere melle ;
Si tibi forte animum tali ratione tenere
Versibus in nostris possem, dum percipis omnem
Naturam rerum ac persentis utilitatem.

Lucrèce, De Rerum Natura, IV, 1-25

Je promène mes pas sur la terre éloignée
Des Piérides que nul avant moi n'a frayée.
Il me plaît vers la source intacte de venir
Et d'y boire à longs traits, il me plaît de cueillir
Quelques nouvelles fleurs, de vouloir la couronne
Insigne pour mon front dont jamais de personne
Les Muses n'auraient ceint les tempes jusqu'ici ;
D'abord ce que j'instruis n'est certes pas petit
Car je viens délivrer notre esprit de l'entrave
De la religion, et ensuite je grave
Dans des vers éclairés un sujet ténébreux,
En parsemant le tout d'attraits harmonieux.
Et encore cela n'est-il pas sans mobile.
Quand ils veulent donner l'absinthe difficile
Aux enfants, les docteurs trempent d'un miel sucré
Les bords du gobelet afin que soit joué
Jusqu'aux lèvres cet âge insouciant et tète
Aussi l'absinthe amère et, trompé sans défaite
Par cette habileté, recouvre la santé,
Et moi, puisqu'avant tout pour qui ne l'a traité
Ce sujet semble austère et fui par le vulgaire
J'ai voulu t'exposer de suave manière
En un chant Piéridal notre raisonnement
Comme pour l'imprégner du miellat succulent
Des Muses, souhaitant grâce à ma poésie
Maintenir ton esprit vers la philosophie
Le temps de percevoir en sa totalité
La physique et aussi d'en voir l'utilité.

Traduction de Caligula

 

La doctrine épicurienne étant trop dure à avaler pour ses contemporains déjà très atteints par les troubles de l'âme, il fallut le miel de la poésie pour la faire passer. Épicure avait d'ailleurs bien raison de déconseiller la poésie à ses disciples : elle compromet l'ataraxie, qui est l'absence de tout trouble dans l'âme.
Quand nous traduisons le texte, nous commençons en effet à comprendre pourquoi la philosophie est si difficile à comprendre... Lucrèce le rappelle même puisqu'il annonce que la doctrine épicurienne est « dure à avaler », « déplaisante », « austère », « repoussante même pour le vulgaire » ; et ici, comme ailleurs, il rappelle que sa tâche est ingrate et difficile. Il désire en effet soigner les hommes atteints des maux de leur existence, en leur expliquant les causes de leurs malheurs.
Lucrèce se sait poète et va utiliser sa poésie, son « miel », pour une noble cause. C'est le calme avant la tempête ; le poète est chez les Muses et combat l'obscurantisme. Il veut utiliser son talent poétique pour induire de miel l'absinthe de l'épicurisme.
Cette revendication de Lucrèce d'adoucir le caractère didactique de son texte par la poésie et le vers, se retrouve chez les fabulistes Phèdre et surtout Babrius, pour qui l'emploi du vers au lieu de la sèche prose ésopique est le moyen d'adoucir la portée morale et didactique de la fable.

La philosophie était assez étrangère aux Romains, qui y soupçonnaient un ferment de décadence. Quant à la poésie, on vénérait Ennius, et Lucrèce va alimenter toute la déferlante poétique de l'époque impériale. De toute façon, c'est l'écriture d'ouvrages philosophiques qui n'était pas de mise à Rome. Sans doute a-t-il en effet voulu donner aux sentences épicuriennes, « les plus dignes qui soient de la vie éternelle », mais qui commençaient à être menacées, cette autre éternité que confère la poésie. À la fois Lucrèce se dit inférieur à son Maître, puisqu'il était interdit dans l'École de changer le moindre iota aux formules épicuriennes, mais il se sert en même temps de la poésie pour sauvegarder sa pensée : de fait, c'est grâce à lui que nous en avons retenu une bonne partie. Sans Diogène Laërce, nous aurions tout perdu des trois cents ouvrages du Maître.

 

Il ne faut pas négliger que le projet de Lucrèce était très ambitieux, au moins autant que celui de César, et qu'il évoluait d'ailleurs dans le même milieu que celui-ci, le cercle de Pison, beau-père de César, qui était épicurien et ami de l'autre grand épicurien de l'époque, Philodème. Il s'agissait de réformer l'essence même de Rome, de privilégier le culte de Vénus sur celui de Mars, c'est-à-dire d'abandonner l'alternative de conquête ou de guerre civile à laquelle Rome était condamnée, ce qui impliquait une réforme de la religion – le culte de Fortuna et de Fides est à la base de l'impérialisme romain –, de la morale, de la politique...
L'hostilité à l'égard de l'épicurisme, notamment en tant que représentante du génie de la Grèce était grande. Il suffit de lire sa condamnation par Caton ! En la traduisant dans la « langue ancestrale », Lucrèce tente une réforme fondamentale de la romanité, comme pour montrer que l'épicurisme convient au peuple qui a fait de Vénus sa déesse tutélaire.

César saura retenir les leçons de tout cela, comme nous le dit Shakespeare, mais dans un tout autre sens, et en tirant parti aussi de l'école rivale, le stoïcisme. Il fut assassiné et en même temps déifié par la conjonction monstrueuse qu'il avait lui-même fait naître : celle d'un stoïcien et d'un épicurien.

Victor Hugo écrivit d'ailleurs, dans le sixième livre des Contemplations (XXIII, Les Mages) :

Lucrèce, pour franchir les âges,
Crée un poëme dont l'œil luit,
Et donne à ce monstre sonore
Toutes les ailes de l'aurore,
Toutes les griffes de la nuit.

 

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