Problèmes de traduction ♥

Voici quelques dossiers thématiques sur des questions poétiques récurrentes.
 

Voici quelques réflexions sur la question de la mise en vers, et de la manière de ne pas en faire une mise en bière.

Rappelons au préalable la définition que donne Valéry du poète dans la préface des Bucoliques :

« Le poète est lui-même un traducteur d'une espèce singulière, qui traduit le discours ordinaire, modifié par une émotion, en langage des dieux. Le travail de traduire, mené avec le souci d'une certaine approximation de la forme, nous fait en quelque manière chercher à mettre nos pas sur les vestiges de l'auteur ; et non point façonner un texte à partir d'un autre ; mais de celui-ci, remonter à l'époque virtuelle de sa formation, à la phase où l'état de l'esprit est celui d'un orchestre dont les instruments s'éveillent, s'appellent les uns les autres, et se demandent leur accord avant de former leur concert. C'est de ce vivant état imaginaire qu'il faudrait redescendre, vers sa résolution en œuvre de langage autre que l'originel. »

La poésie

Le vers

Traduction vers à vers ?

Un vers latin possède une unité. Le diluer sur un vers et demi ou deux est équivalent à détruire cette unité.
Néanmoins, un vers français ayant lui aussi une unité, traduire vers à vers des hexamètres en alexandrins reste parfois insatisfaisant.

Le fait est que les traductions d'un vers latin en plusieurs vers français sont habituellement réalisées au détriment du sens puisqu'elles rajoutent indéfiniment des vers avec l'inévitable conséquence d'en bourrer certains avec des « chevilles », ce qui n'arrive que fort rarement dans une traduction vers pour vers. Nous connaissons les résultats pendant des siècles de « belles infidèles » qui ont d'ailleurs discrédité la traduction en vers. Il est inutile de renouveler les erreurs du passé.
Néanmoins, les traductions vers à vers semblent être davantage recommandées dans des poésies lyriques où la forme a de l'importance, tandis qu'un poème didactique est moints altéré s'il n'est pas traduit vers à vers, tant que trop d'importance n'est pas donné à un seul mot latin et que des adjonctions ne sont pas réalisées.

Le vers de quatorze syllabes conviendrait mieux puisqu'il sonne plus large et conduirait en général à des sacrifices moins embarrassants. Toutefois, la contrainte de l'alexandrin, qui est ce à quoi notre oreille française est habituée, oblige à condenser la pensée poétique. Sans ce souci de concision, nous retombons dans le travers que nous reprochons, avec raison, aux traducteurs-poètes des siècles passés.
Une traduction vers pour vers est plus spontanée et plus respectueuse du texte. En outre, les traductions peuvent s'améliorer au cours de versions successives
Actuellement, la majorité des traducteurs choisit la traduction vers pour vers, même si c'est avec des mètres divers.

Il est patent que rendre un plein hexamètre dans un sec alexandrin assèche les images puisque nous nous attardons moins sur certains détails et nous percevons de fait moins d'émotions. Certains disent que ces vers secs ne sont pas coulants : ils se hâtent et ne font relief de rien, sans respiration. Au contraire, plus il y a de mots non grammaticaux, plus il y a d'images. Mais la traduction est souvent décalée par rapport aux vers de l'original, notamment des parties de vers qui sont interverties.
Toutefois, les traductions « diluées » sont plaisantes et possèdent un charme certain de par leur fluidité. Celles vers pour vers aussi ont un autre attrait pour les latinistes exigeants qui se lancent des défis de faire entrer tous les mots, ou presque tous, dans un seul vers, ce qui n'est pas le but de certains qui étouffent dans de tels alexandrins !

Le rythme

Le rythme de l'alexandrin est lui aussi à prendre en compte. La nécessité d'un rythme net 6/6 est de rigueur puisque nous ne percevons par exemple pas d'alexandrin dans l'indication « il est dangereux de se pencher au dehors » mais nous le distinguons nettement dans « se pencher au dehors est vraiment dangereux ». Dans ce second cas, il est même parfaitement inutile de compter. De fait, il est à peu près impossible de se tromper avec l'alexandrin, pour peu que nous en ayons pris le rythme, ce qui est moins évident avec le décasyllabe ou le vers de quatorze syllabes.

L'équivalent de l'hexamètre est l'alexandrin, l'unique, et non l'alexandrin et demi de dix-huit syllabes, ou le double alexandrin.

L'hexamètre fait six mesures tandis que l'alexandrin n'en fait que rarement six : il fait plutôt quatre mesures, même trois parfois. La moyenne se situe toutefois entre quatre et cinq.
Voici deux alexandrins avec six mesures :

Mais nous pouvons faire mieux :

En ce qui concerne la fluidité des vers, Corneille a bien écrit :
« Quoi que ce soit qu'elle ait ou qu'elle ait pu donner. »

Faudrait-il pour autant traduire Corneille ?

Les mots de sens plein

À noter que le nombre de mesures correspond à peu près au nombre de mots de sens plein, puisque ces mots sont presque toujours accentués. Il est évident que ces accents créent des structures rythmiques parfois comparables à celle de la métrique latine, mais ces structures ne sont qu'un résultat, pas un principe.

Cela dit, il est un peu artificiel de mettre en parallèle les mesures de l'hexamètre et celles de l'alexandrin. Nous pouvons aussi raisonner en fréquence lexicale et comparer le nombre de mots de sens fort dans un hexamètre et dans un alexandrin. Il y en aura toujours plus dans l'hexamètre, puisqu'il est plus long, mais proportionnellement, ce rapport reste comparable.
En effet, tandis que l'hexamètre latin conduit à un vers resserré du fait de la densité de la langue, l'alexandrin français présente, toujours du fait de la langue, un pourcentage moindre de mots de sens plein.

Qu'est-ce que la poésie ?

Il n'en faut toutefois pas moins noter que poésie n'est pas synonyme de vers.
La poésie a coincidé pendant très longtemps avec la versification, mais ce n'est plus le cas depuis plus d'un siècle. Lorsque Baudelaire écrit ses petits poèmes en prose, il entend nettement dissocier la forme du contenu. Dans l'antiquité, on ne mettait pas en vers seulement les textes poétiques. Les philosophes grecs écrivaient en vers et le contenu n'avait rien de poétique. Le vers était considéré comme un langage à part, un langage réservé, qui se distinguait de la prose, d'usage probablement plus courant. Il est néanmoins difficile d'en connaître les raisons. Peut-être un précieux moyen mnémotechnique puisqu'il est plus facile de retenir des vers que de la prose ?
Comme certains domaines et certains genres – épique, lyrique –, « poétiques » par leur contenu ont systématiquement utilisé le vers comme moyen d'expression, il est facile de comprendre que l'amalgame entre vers et poésie est vite réalisé.

Le vers en lui-même est d'abord fondé sur une régularité rythmique, ainsi que le rappelle Littré : le vers est un « assemblage de mots mesurés et cadencés selon certaines règles fixes et déterminées ». Vaugelas disait d'ailleurs dans ses Remarques sur la langue française que « Tacite a été repris d'avoir commencé son ouvrage par un vers : Vrbem Romam a principio reges habuere, quoiqu'il n'ait rien du vers que la mesure ».

Il faut dire que, pour les Romains, le vers n'était que mesure. Le reproche fait à Tacite est de commencer un ouvrage en prose par un hexamètre dactylique dont la coupe ici est hephtémimère – entre principio et reges –, comme Cicéron en avait aussi l'habitude dans ses ouvrages de rhétorique.
S'en souvenant, Tite Live commença son ouvrage avec un début d'hexamètre seulement : Facturusne operae pretium sit – il n'achève pas l'hexamètre et reprend la prose – si a primordio Urbis res...

La rime

Ô qui dira les torts de la Rime !
Quel enfant sourd ou quel nègre fou
Nous a forgé ce bijou d'un sou
Qui sonne creux et faux sous la lime ?

De la musique encore et toujours !
Que ton vers soit la chose envolée
Qu'on sent qui fuit d'une âme en allée
Vers d'autres cieux à d'autres amours.

Que ton vers soit la bonne aventure
Éparse au vent crispé du matin
Qui va fleurant la menthe et le thym...
Et tout le reste est littérature.

Verlaine, Art poétique

 

Faut-il conserver la rime ?

Il ne faut pas confondre poésie et versification : un texte peut être poétique sans être en vers, de même qu'un texte en vers peut avoir des préoccupations autres que poétiques ; Pythagore écrivit en vers ses préceptes, les Vers dorés, davantage pour faire appel à un moyen mnémotechnique reconnu, que pour écrire de la poésie. Même chose pour nombre de philosophes grecs qui écrivaient en vers.

Une traduction en prose, si poétique fût-elle, se révélerait parfaitement inapte à traduire un texte écrit en vers, puisque le vers est un mode d'écriture qu'il faut bien respecter du moment qu'il a été choisi par l'auteur latin, quelles qu'en fussent les raisons. Il ne nous viendrait pas davantage à l'esprit de traduire en vers un texte en prose, si poétique qu'il fût.

La mise en vers rimés est artificielle : autant elle nous ravit chez des poètes qui écrivent directement dans la langue, parce qu'elle y fait apparaître des harmonies cachées, comme si celle-ci contenait d'avance les poèmes et les idées qu'elle développe ; autant dans une traduction, la rime semble contournée et forcée, et de ce fait ruine tout sentiment poétique authentique, même si elle est astucieuse. Pire, du fait même de l'astuce, elle en devient une sorte d'injure à l'original, un viol. Elle ne fait que montrer ce qu'il y a d'arbitraire dans la loi de la rime, la contrainte stupide en soi que seul le génie du poète peut transcender ; mais là, c'est impossible, parce qu'il ne dépend pas de nous d'inventer le sujet, le détail des images...
Au contraire l'assonance, plus discrète, peut tenir lieu dans une traduction, de rime : elle ne force ni la langue ni le texte, mais elle témoigne de la volonté modeste du traducteur de suivre autant que possible le génie de sa propre langue sans faire du texte un prétexte à exhiber sa propre virtuosité. Elle relève donc du bon goût, tant que nous ne sentons pas qu'elle est cherchée pour elle-même. Ce ne sera qu'un appoint par rapport à ce qui demeure de la poésie originale et une compensation pour la perte du rythme et des sons d'origine, donc un moyen de renouer avec cette origine.

La conservation du sens

La rime est incompatible avec le sens exact d'un texte : vouloir à tout prix rimer ne rend pas nécessairement les alexandrins meilleurs. Nous n'avons nul besoin de rimes pour en percevoir les limites. Il vaut mieux rester plus proche de l'ordre des mots latins, et s'offrir parfois le luxe d'une assonance.
Les rimes compromettent l'exactitude et même l'élégance ; si nous voulons nous forcer à rimer les vers en partant d'un sens donné, c'est entièrement contraire à l'inspiration primitive et à la rigueur de la traduction.
Cela est d'ailleurs exprimé dans la célèbre phrase de Valéry : « Si tu veux faire des vers et que tu commences par des idées, tu commences par de la prose ».

Quand nous écrivons un poème neuf, la rime ne nous gêne pas le moins du monde, bien au contraire : elle « fait partie » de l'inspiration. Le poète est en effet « celui qui fait », de par son étymologie grecque, et qui est inspiré par les dieux : c'est un « voyant », un « voleur de feu », un uates. Quand nous traduisons, c'est une autre affaire : si nous recherchons systématiquement des rimes – nous disons bien systématiquement car nous ne nous les interdisons pas occasionnellement, ce qui confère une certaine latitude à la traduction –, ce sera forcément au détriment de quelque chose : l'exactitude du sens ou, pire encore, le non-respect de l'ordre des mots et du mouvement de la phrase. Déjà que cela n'est pas toujours possible à respecter sans les rimes...

Du retour du rythme

Des vers largement bien délimités rythmiquement, pour n'avoir pas besoin d'une rime qui permette d'en repérer la succession, sont préférables. En effet, trop d'enjambements entravent ce rythme régulier. Les traductions vers pour vers non rimées sont en outre préférables à une traduction rimée où nous devons souvent rajouter par-ci par-là un alexandrin « de trop ». Ce fut une erreur trop répandue au siècle passé, ce qui aboutit à tant de « belles infidèles ».

Un alexandrin est formé de deux hexasyllabes, mais pas n'importe comment ! Pas plus que les vers antiques, les deux hémistiches ne sont pas symétriques, malgré l'identique nombre de syllabes, et c'est la rime, faute de retour d'un même rythme qui le marque le mieux :

La rime à outrance

D'aucuns restent des inconditionnels des vers rimés et alternés en rimes masculines et féminines ou inversement, et considèrent que des vers non rimés seraient des hexamètres dactyliques sans dactyles ou plutôt des hexamètres dactyliques sans clausule « dactyle-spondée » en finale, ce qui donne des vers spondaïques !
Toutefois, à vouloir absolument une rime, le sens de la traduction s'éloigne de celui du texte original. D'ailleurs, davantage de libertés avec le texte sont alors conférées.

N'oublions pas que les vers latins n'étaient pas rimés, mais que les quantités des syllabes étaient prises en compte. Toutefois, quelques exceptions existaient, comme la rime léonine dans l'hexamètre, c'est-à-dire lorsque les deux césures riment ensemble. À l'instar d'Ovide qui appréciait fortement cette rime, Horace réalisa quatre rimes en deux vers :

Multos saepe viros, nullis majoribus ortos
Et vixisse probos, amplis et honoribus auctos.

Sans la rime...

Jusqu'à la fin du XIXe siècle, la rime est indispensable en poésie française. Après, c'est une autre histoire. Que faire et que dire des Claudel, Saint John-Perse, Eluard, même Aragon, Ponge, Guillevic, Jaccotet, Char, le Valéry des Bucoliques et tant d'autres encore ? Ne sont-ils pas des poètes parce qu'ils ont laissé tombé la rime ?
Certes nous préférons globalement des poèmes régulièrement rythmés et rimés, à la prose rythmée. Nous nous en voudrions toutefois si nous ignorions le reste !

Des alexandrins non rimés ne sont pas forcément de la prose rythmée. D'ailleurs nous avons rarement vu des vers rimés et non rythmés dans les vraies traductions. Nous ne devons pas utiliser une vague apparence de vers qui consiste à aller à la ligne de temps en temps et cela, sans rythme régulier. Il est plus juste de dire que des alexandrins non rimés ne sont que des vers blancs, ceux-là même qu'a revendiqués Valéry quand il traduisit les Bucoliques. Rarissimes sont ceux qui se sont montrés capables de traduire vers pour vers tout en rimant. C'est notamment le cas de la remarquable traduction des Bucoliques par Xavier de Magallon qui est tout à fait exceptionnelle, mais encore ne faut-il pas être trop à cheval sur l'exactitude...

Cet extrait de la préface à la traduction de Milton par Chateaubriand paraît éclairant et peut, comme il le signale, s'appliquer à la poésie latine ou grecque.

Le vers héroïque anglais consiste dans la mesure sans rime, comme le vers d'Homère en grec et de Virgile en latin : la rime n'est ni une adjonction nécessaire ni le véritable ornement d'un poème ou de bons vers, spécialement dans un long ouvrage ; elle est l'invention d'un âge barbare, pour relever un méchant sujet ou un mètre boiteux. À la vérité elle a été embellie par l'usage qu'en ont fait depuis quelques fameux poètes modernes, cédant à la coutume ; mais ils l'ont employée à leur grande vexation, gêne et contrainte, pour exprimer plusieurs choses (et souvent de la plus mauvaise manière) autrement qu'ils ne les auraient exprimées. Ce n'est donc pas sans cause que plusieurs poètes du premier rang, italiens et espagnols, ont rejeté la rime des ouvrages longs ou courts. Ainsi a-t-elle été bannie depuis longtemps de nos meilleures tragédies anglaises, comme une chose d'elle-même triviale, sans vraie et agréable harmonie pour toute oreille juste. Cette harmonie naît du convenable nombre, de la convenable quantité des syllabes, et du sens passant avec variété d'un vers à un autre vers ; elle ne résulte pas du tintement de terminaisons semblables ; faute qu'évitaient les doctes anciens, tant dans la poésie que dans l'éloquence oratoire. L'omission de la rime doit être comptée si peu pour défaut (quoiqu'elle puisse paraître telle aux lecteurs vulgaires), qu'on la doit regarder plutôt comme le premier exemple offert en anglais de l'ancienne liberté rendue au poème héroïque affranchi de l'incommode et moderne entrave de la rime.

La traduction

Les contraintes

La traduction en vers doit obéir à plusieurs contraintes différentes : d'une part le sens exact du texte est à rendre, et d'autre part des contraintes de versification sont à respecter. Une traduction ne traduit pas qu'un texte uerbatim, elle traduit aussi le sens du texte, mais pas les interprétations et les commentaires que nous pouvons en faire.

Les images doivent en effet être rendues de la manière la plus exacte, ce qui sera beaucoup plus séduisant et melliflue qu'un ronronnement coulant et mielleux.
Nous ne pouvons respecter l'ordre latin stricto sensu, bien sûr, mais il semble bon de nous en rapprocher autant que faire se peut. Ce n'est d'ailleurs pas faire du mot à mot que de vouloir traduire tous les mots. C'est simplement une rigueur élémentaire pour un latiniste.

Chausserie-Laprée en convient volontiers et n'a pas la prétention de se considérer comme un poète supérieur, ni même égal à Valéry qu'il affectionne particulièrement et auquel il a consacré plusieurs années de recherche. Mais si nous observons de près la traduction de Valéry, nous voyons qu'elle souffre d'une quantité impressionnante d'omissions et d'inexactitudes – presque une par vers. Nous ne pouvons faire ce genre de reproche à celle de Chausserie-Laprée, qui est une traduction de vrai latiniste, soucieux de l'exactitude du sens.

Exemple de traduction

Tout en évitant la rime, qui conduit à des « infidèles », les trois vers suivants de Virgile ont été traduits en alexandrins, grâce à un effort commun qui visait à en rendre tous les mots :

Felix, qui potuit rerum cognoscere causas,
Atque metus omnes et inexorabile fatum
Subiecit pedibus strepitumque Acherontis avari !

Heureux qui put saisir les causes du réel,
Soumit toutes les peurs et le destin cruel
À ses pieds, et les bruits de l'Achéron cupide !

L'écueil inverse

Relativement aux règles de versification classiques, toutes les abandonner risquerait fort de nous faire tomber dans des alexandrins mirlitons du plus triste effet. Les respecter toutes nous menace de résultats qui ne nous satisfont plus.
Qui, de nos jours, et même depuis plus de deux siècles, prononce le « e » final de « fixée » ? Un traité de versification n'a de raison d'être qu'à un moment donné de la langue. Il faut bien qu'il évolue quelque peu avec elle, et surtout avec les découvertes linguistiques qui sont faites à propos de cette langue. Aragon a par exemple fort bien démontré l'aberration du concept de rime masculine et féminine qui, dans la poésie classique, était plus souvent fondée sur le graphème que sur le phonème.
La poésie doit donc utiliser un langage soutenu, ce qui n'interdit nullement de se débarrasser des règles obsolètes qui n'ont plus aucune raison d'être depuis longtemps et que nous ne pratiquons justement plus dans ladite langue soutenue.
Bien sûr qu'il serait absurde de prononcer Villon ou Marot selon les règles de la prosodie actuelle : nous aboutirions immanquablement à des vers faux. Mais ne serait-il pas tout autant absurde d'écrire de la poésie comme elle s'écrivait au temps de Villon ou de Marot, à moins bien sûr d'en vouloir faire un pastiche ?

La prononciation du « e » muet dans la chanson ci-dessous n'est qu'un figement nécessaire pour ces vers hexasyllabiques.

« Ne pleure pas Jeannette,
Nous te marierons. (bis) »

Aragon écrivit toutefois bel et bien sans prononcer le « e » de « criera » :
« Qui donc ô jeunes gens criera dans la défaite ? »

C'est donc que la poésie est surtout faite pour être lue ; Saint-John Perse ne « connaissait même pas sa voix comme poète ».

Dans la mesure où la langue a évolué, il est parfaitement inconcevable de prononcer le « e » muet de « fixée » ou « pais-sai-ent » comme le fait Topaze dans sa fameuse dictée. Cette règle classique est parfaitement caduque. Et quand nous traduisons, elle nous impose d'inutiles entraves, surtout quand nous nous imposons déjà une traduction vers pour vers !
Bien plus : la respecter aboutit immanquablement et antinomiquement à créer des hiatus. Si nous nous en permettons quelques-uns, est-ce bien nécessaire de les multiplier ?

Que choisir ?

À défaut d'utiliser une prosodie strictement classique, il vaut mieux conserver certaines règles et laisser de côté celles qui sont éculées depuis bien longtemps déjà. Ce respect des règles dites « classiques » devient une obsession qui est susceptible d'ôter toute originalité. Il faut seulement veiller à ne pas passer d'un extrême à un autre ! En versification classique, les féminines plurielles ne sont pas admises puisque cela supposerait que nous prononçassions le « e » muet de « cueillies », et ce n'est plus le cas depuis très longtemps. De même, nous ne sommes pas obligés de systématiquement pratiquer les diérèses – faut-il la faire sur ce mot autoréférent ? –, bien que nous nous efforcions de les faire.
En revanche, il faut s'astreindre à prononcer le « e » dit muet à l'intérieur du vers devant une consonne et éviter les synérèses excessives. À quelques exceptions près donc, les règles de la prosodie classique sont respectées.

Une expression comme « cueillie à la main » semble même être un horrible hiatus qui disparaît dans l'expression au pluriel « cueillies à la main » précisément à cause de la consonne de liaison.

Si nous voulons respecter l'ordre des mots latins, nous aboutissons à des textes très beaux mais impénétrables, comme la traduction de l'Énéide par Klossowski. La clarté presque prosaïque est parfois préférable, et d'aucuns considèrent que l'inversion n'est pas le signe de la poésie, mais seulement de la préciosité.
Il reste la manière de traduire. Le mieux est un mot unique et si possible préfixé, ce dont les Romains raffolent.

Nous ne sommes jamais totalement satisfaits d'une traduction, surtout des nôtres. Il faut cependant bien se résoudre à choisir la moins mauvaise, mais c'est un moment délicat, crucial et redouté puisque nous nous retrouvons devant plusieurs variantes d'un même vers, chacune possédant une subtilité différente. En outre, se pose là aussi le problème du lecteur :
« N'eût-il pas préféré une autre version
Séduisante elle aussi », tout bas nous nous disons.

Bilan

Chaque grand poète du XXe siècle a plus ou moins inventé sa propre prosodie, à partir des éléments de l'ancienne. Et il est évident que cela n'a jamais été le respect des règles qui fait le poète, même si rétrospectivement les règles l'ont rendu possible.
Si nous voulons traduire la poésie en poésie, il faut avant tout du beau langage qui ne vient pas du respect strict des règles, mais de la bonne compréhension de ce qu'elles rendent possible. Les traductions qui ne respectent systématiquement ni les règles classiques, ni le mot à mot, peuvent toutefois être très agréables d'écoute et pleines d'inventions qui sont bien plus précieuses.
Le respect des règles classiques, et plus précisément celles de Malherbe, peut cependant relever de l'exercice de style et n'est donc pas dénué d'intérêt. Mais se livrer à ce genre d'exercice dans le cadre d'une traduction, est-ce bien nécessaire, quand nous avons déjà fort à faire pour respecter le sens et économiser de précieuses syllabes ?

Conclusion

Toutes ces querelles sont finalement basées sur des avis personnels souvent préconçus. Tout un chacun a une prononciation différente de certains mots, suivant sa région et l'enseignement inculqué, ainsi qu'une conception fondée sur son expérience en matière de poésie.

En traduisant des vers latins, nous savons préalablement que nous ne pourrons pas les rendre dans l'esprit antique, ne fût-ce que sur le rythme, les sonorités ou l'acception des mots, mais dans notre propre univers. C'est pourquoi une poésie est personnelle. Libre aux autres de proposer des versions différentes qui éclairent davantage certains passages latins au détriment d'autres. En tout cas, la perception que nous en avons diffère entre nous. Personne ne ressent les mêmes sensations ni ne perçoit les mêmes images en traduisant ou en lisant des poésies. Certaines poésies d'un auteur peuvent par exemple nous enthousiasmer, et d'autres du même auteur nous laisser indifférents.

De facto, utilisons uniquement une partie des règles classiques de versification, laquelle partie peut et même se doit de changer suivant les personnes afin qu'il y ait des singularités dans les traductions. Nous pouvons aussi utiliser une règle précise à un moment précis puis ne pas la respecter autre part, ce qui contribue à rendre les traductions plus vivantes et à apporter un changement passager de rythme.
Par conséquent, il serait aussi bon d'établir nos propres règles prosodiques, ni trop archaïques, ni trop élastiques, et de les définir précisément.

Une bonne traduction doit être inventive, parce qu'elle doit se replacer dans le sentiment même du poète : autrement dit, elle doit être poétique. N'oublions pas que faire mieux, c'est glisser vers la « belle infidèle » en corrigeant l'auteur latin, voulant le dépasser.

C'est néanmoins au résultat que l'on peut juger si les rimes valent le coup. Nous sommes écartelés entre le mot à mot et la « belle qui trahit », au mot de Henri. Nous pouvons fort bien réaliser une traduction poétique tout en faisant preuve de rigueur. L'expérience prouve que nous finissons toujours par trouver une solution. Nous pouvons par exemple fort bien traduire tous les mots sans pour autant faire du mot à mot, ce qui serait exécrable, et d'ailleurs impossible. N'oublions pas d'ailleurs que la syntaxe ne se traduit pas. C'est le sens que nous traduisons.

Le principe de Chausserie-Laprée est fort simple : rimons si nous le pouvons, sinon assonançons, sinon tant pis, poursuivons... Mais à regarder de près, presque tout chez lui est rimé ou assonancé !

Néanmoins, ce sont les rimes que Caligula cherche pour but. Pousser les limites de ce que nous croyons comme la fin est ce que nous devons rechercher. Il est certes difficile de rendre avec des rimes les poèmes latins ; ce n'est toutefois pas impossible. La poésie aime la rime et nous aimons trop la poésie pour sacrifier la rime même si elle ne plaît pas à tous.

Peut-être avons-nous tout simplement négligé la maxime épicurienne « rien n'est suffisant pour qui le suffisant est peu »...

Caligula, Henri Tournier, Iulius, Jean-Claude Lagarde et Métrodore.

 

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