La Fortune ou L'apothéose de Némésis

Et enfin, une sélection de plaisantes créations latines et hellènes pour notre plus grand plaisir.
 
La Fortune ou L'apothéose de Némésis

Voici une comédie en trois actes librement inspirée du Ploutos d'Aristophane. Elle a été écrite par Spyridon (adresse : spyridon chez e-challenge point net) en 2001.

Némésis (dite la grande Fortune), gravure d'Albrecht Dürer

Les personnages

Chrémyle : Citoyen de Corinthe, d'âge mûr et petit propriétaire terrien. Il porte un manteau d'hiver et une couronne de laurier.

Carion : Esclave de Chrémyle, il est plus jeune que son maître. Il est vêtu simplement et porte deux sacs en bandoulière. Il porte également une couronne de laurier.

Fortune : La Fortuna des romains, Némésis chez les Grecs, déesse du destin et de la vengeance divine. C'est une jeune femme qui serait assez avenante si elle n'était infirme et crasseuse. Elle a les yeux bandés et porte de somptueux vêtements à la mode crétoise laissant la poitrine découverte. Ses habits sont sales et en lambeaux. Elle tient un bâton d'aveugle.

Trois laboureurs parmi lesquels Threttanélo : Prolétaires. Prématurément vieillis par leur harassante tâche, ils marchent courbés et s'aident de bâtons. Ils sont vêtus de hardes et maculés de terre.

Blepsidème : Homme encore jeune habillé de vêtements aux couleurs voyantes et d'un goût douteux.

Misère : Déesse et sœur ennemie de Fortune. C'est une vieille décharnée, en haillons noirs, le visage couvert d'un voile. Elle s'appuie sur un bâton noueux.

Aspasie : Épouse fidèle de Chrémyle. Elle porte un chiton.

Le juste : Honnête citoyen de Corinthe. Il porte un vieux manteau percé et des sandales usées.

Le Sycophante : Délateur public. Il porte un riche manteau brodé.

La vieille : Vieille rentière veuve. Richement habillée d'une robe brodée.

Néoclidès : Richement vêtu, il porte un bandeau sur les yeux.

Le prêtre de Zeus : Gros prélat en tenue de cérémonie richement décorée.

Le soldat : Hoplite en tenue de combat.

Hermès : Le messager des dieux.

Le décor

La scène représente la place publique de Corinthe où se dresse la maison délabrée de Chrémyle. On accède au péristyle par trois marches. Il est surmonté d'un fronton de style brisé. À l'étage, des fenêtres. À gauche et à droite de la maison commencent les perspectives de deux ruelles. Devant la maison, quelques petits arbustes. C'est l'hiver.

Acte I

Acte I scène I

Par la ruelle, entre une femme aveugle vêtue de riches vêtements en haillons suivie par Chrémyle puis par son valet Carion. Tous deux portent la couronne de laurier des pèlerins revenant de Delphes.

Carion (en désignant Chrémyle)

Les dieux m'en sont témoins : rien n'est aussi fâcheux
Qu'être le servant quand le maître déraisonne
Et bien que mon bon sens soit connu en tous lieux
Il n'écoute jamais l'avis que je lui donne.
Une étrange folie, au sortir de l'oracle
L'a poussé à filer cette traîne misère
Sans se soucier point de l'affligeant spectacle
Que nous offrons tous deux en pâture aux commères.
C'est à nous qui voyons de guider les aveugles,
Et personne ne songe à marcher dans leurs pas.
Mais que j'en parle bas ou même que je beugle
Je m'adresse à un mur et il ne m'entend pas.

Chrémyle (menaçant)

Tu vas bientôt, bavard, avaler ta couronne !

Carion (cours en rond en plaquant des deux mains sa couronne sur sa tête)

Asile ô Apollon ! Son laurier me protège
Mieux que ne le ferait la coiffe de Gorgone
Et toucher qui le porte est un grand sacrilège !

Chrémyle

Gorgone, ne peux-tu pétrifier ce bavard !
Cesse un peu de courir et ton humeur apaise.
Je suis un maître doux et tu n'as de ma part
Rien à craindre, Carion, pour peu que tu te taises.

Carion (s'arrête et fait face à Chrémyle)

De cette immunité je tire l'avantage
Maître et je te préviens que je ne me tairai
Que quand tu m'auras dit quel insensé présage,
Te force à suivre ainsi des femmes sans attraits !

Chrémyle

Soit, je veux bien parler, pour qu'à la fin tu cesses
De m'user les oreilles avec tes pleurs sans fin.
J'ai consulté l'oracle et sa sainte prêtresse
Afin de recueillir le sentiment divin...

Carion (l'interrompant)

Sur quel sujet dis-moi ?

Chrémyle

J'y viens, mille tonnerres !
Depuis que je suis né, j'ai été juste et pieux
Bien que je ne vis point prospérer mes affaires
Et que tous mes bienfaits n'ont guère ému les cieux.
Pour moi Zeus reste avare en gloire autant qu'en or
Quand prospèrent partout voleurs et sacrilèges.

Carion (en aparté, dans un soupir)

L'esclave d'un tel maître est bien plus pauvre encor !

(à Chrémyle montrant la scène d'un geste large)

Sans doute, mais dis-moi, pourquoi tout ce manège ?

Chrémyle

J'y venais à l'instant et tu allais l'entendre
Si je pouvais parler sans être interrompu
Car tout vient à point à ceux qui savent attendre
Et j'en aurai fini déjà si j'avais pu.
Je suis allé quérir de l'oracle infaillible
Quelle philosophie enseigner à mon fils.
Faut-il qu'à la vertu son cœur soit insensible
Afin que, mieux que moi, sa vie il réussisse ?

Carion

La question que voilà ! Et que te dit l'oracle ?

Chrémyle

Sa réponse est pour moi toujours mystérieuse
Mais je vais t'éclairer sur l'étrange spectacle
Que nous donnons céans à poursuivre la gueuse.
Voici ce que tantôt m'ont ordonné les dieux :
Je devais aborder la première personne
Dont je croisais le pas en sortant de ces lieux
Pour l'amener chez moi avant que midi sonne.

Carion

C'est cette infirme alors que tu vis la première !
Voilà un signe clair qui largement suffit
À te montrer sans fard d'où viennent tes misères
Et je vais t'expliquer, moi, ce qu'il signifie !
C'est que tu es aveugle aux usages du monde,
Et que l'époque veut qu'on ne soit point honnête.

Chrémyle

Je pense que l'énigme est un peu plus profonde,
Car rarement l'Oracle a un avis si net.
Peut-être pourrions-nous en savoir davantage
En parlant à l'aveugle et afin qu'elle éclaire
Par son identité cet étrange présage
Et nous permette enfin de percer ce mystère.

 

Acte I scène II

Fortune, Chrémyle et Carion.

Carion (à Fortune)

Par Zeus ! Arrête-toi, femme et dis-nous ton nom !

(à Chrémyle)

Je vais bien prestement me faire obéir d'elle !

(à Fortune)

Ou je te fais rosser !

Fortune

Gare aux lamentations !

Carion

Comment ? Mais que dit-elle ? Est-ce ainsi qu'on l'appelle ?

Chrémyle

Vois comme elle répond : tu la prends durement.
Il faut l'interroger sans lui chercher querelle.
Laisse-moi l'aborder plus délicatement
Pour que nous apprenions ce que nous voulons d'elle.

(il se tourne vers Fortune)

Holà ! Charmante enfant, permet qu'un galant homme
T'offre un prompt réconfort aux frimas de l'hiver.
Daigne nous informer de comment l'on te nomme
Et tu auras chez moi le gîte et le couvert.

Fortune

N'approche pas de moi, mortel ou gare aux larmes !

Carion (narquois)

Mon maître je vois là que vous savez y faire
Car la persuasion l'emporte sur les armes !

Chrémyle (menaçant Carion)

Maraud...

Carion (recule en montrant la couronne)

Halte ! Il te faudra d'abord m'en défaire !

Fortune

À d'autres vagabonds allez chanter vos odes !

Chrémyle

Il n'en est pas question ! Répond ou je te rosse !

Carion (narquois)

Je vois qu'enfin tu t'es rallié à ma méthode
Et qu'il est plus aisé de se montrer féroce
Que bon et généreux. Laisse-moi donc mon maître
La mener au Barathre, en haut de la falaise
D'où l'on précipitait jadis larrons et traîtres.
Je l'y laisserai seule et nous serons bien aise
De la voir se jeter elle-même à la pente !

Fortune

Pitié, n'en faites rien !

Carion

Vas-tu parler mégère ?

Fortune (se réfugie sur derrière un arbuste)

Si je vous dis mon nom vous me croirez démente.
Ou vous voudrez alors me garder prisonnière.

Carion

Je vois qu'assurément tu n'as plus ta raison
Car qui pourrait de toi bien vouloir comme esclave ?

Fortune

Jurez-en tous les deux et je vous dis mon nom.
Ou brisons aussitôt ce funeste conclave

Chrémyle

Ma parole, tu l'as !

Carion

Vois : Tu n'as rien à craindre
Car mon maître en jurant m'engage tout autant.
Malgré tous les malheurs dont tu l'entends se plaindre,
Il reste vertueux et droit, obstinément !
Et je peux t'assurer, sans mentir, sur ma tête
Qu'à parole donnée il n'a jamais failli
Ni qu'on ne vit jamais un homme plus honnête.
Parle donc sans crainte et sort de ce taillis.

Fortune (en apparaissant de derrière l'arbuste)

Fortune on me nomme.

Chrémyle

Eh ! Que dis-tu ? Tu mens !

Fortune

Je vous ai dit mon nom, laissez-moi donc partir.

Carion

Toi ? Tu serais Fortune en cet accoutrement ?

Chrémyle

Tu n'iras nulle part car tu viens de mentir.
Fortune, tu n'es point et Carion a raison :
Tu divagues sans doute ou de nous tu te ris
Car pour tout vêtement tu portes des haillons
Qui prouvent que tu n'es pas celle que tu dis.

Fortune

Non, il ne s'agit pas d'une divagation
Car je te jure ici de n'avoir point menti.
Quoique pût m'en coûter cette révélation
Je suis réellement celle que je t'ai dit.
Entends la vérité : c'est cet aveuglement
Dont mes malheureux yeux ont été affligés
Qui explique l'état où sont mes vêtements
Et qui excuse aussi ma mise négligée.

Chrémyle

Mais d'où vient, s'il te plaît, le malheur qui t'assomme
Et aussi de tes yeux l'affreuse infirmité ?

Fortune

De Zeus qui pèse ainsi sur le destin des hommes
Et qui préside seul à leur félicité.
Du jour qu'il m'a frappée à la présente heure,
Pas le moindre mortel, nulle noble cité,
À mon discernement ne doivent leur bonheur.
Voilà en quelques mots d'où vient ma cécité.

Chrémyle (en aparté)

Je comprends maintenant mes revers de fortune.

(à Fortune)

Si par quelque accident tu recouvres la vue,
Fuiras-tu les méchants ?

Fortune

Oui ! Jusque dans la lune !

Chrémyle

Iras-tu chez les bons ?

Fortune

À moins d'une bévue.

Carion (en aparté)

C'est vrai qu'ils ne sont guère aisés à reconnaître
Et on peut les confondre aussi quand on y voit !

Fortune

Laissez moi m'en aller si vous n'êtes des traîtres :
À présent vous savez tout ce qui trait à moi.

Chrémyle (bouleversé en aparté)

L'Oracle avait raison et pour mieux me complaire
M'envoie ici Fortune en retour ma foi,
Mais je vois que déjà Hélios est haut dans l'air.
Et qu'il faut sans tarder l'amener sous mon toit.

(il se tourne vers Fortune)

Maintenant que je sais qui tu es, je te jure
De ne plus te quitter car jamais sur ma foi
Tu ne verras sur terre un homme au cœur plus pur,
Chérissant la vertu et l'honneur plus que moi !

Fortune

Tu dois parler sans doute d'une toute autre terre
Et sur laquelle ont cours de bien étranges lois
Car j'aimerais savoir par quel divin mystère
On peut être honnête et parjure à la fois !

Chrémyle

Je ne parjure point : tu es libre à présent.
Mais cependant entends ce que je veux t'offrir
Si tu daignes chez moi prendre un appartement
Et par quel procédé j'entends te retenir.

Fortune (narquoise)

Ne te mets pas en peine ainsi de sacrifices
Car qui peut à Fortune offrir félicité ?

Chrémyle

Resterais-tu chez moi si par quelque artifice
J'étais en état de vaincre ta cécité ?

Fortune (effrayée)

De Zeus, ô malheureux redoute le courroux !

Chrémyle

Quelle déesse es-tu, toi qui crains ses tonnerres ?
Vois donc la misère où te tient ce dieu jaloux.
Qu'as-tu de plus à perdre en l'état où tu erres ?

Fortune

Je ne puis t'écouter sans te désapprouver
Car nous serions perdus s'il venait à t'entendre !

Chrémyle

Ton empire sur lui je m'en vais te prouver.

Fortune (en aparté)

Ah ! Son discours me plaît ! Je n'en puis m'en défendre.

Chrémyle

Saurais-tu d'où lui vient cette toute puissance ?

Carion

De l'or que sans compter on sacrifie au temple.

Chrémyle

À ses fidèles, qui leur prête ainsi finance ?

Carion

N'est-ce pas celle-là qu'à l'instant je contemple ?

Fortune

Comment ? Que dis-tu là ? Serait ce grâce à moi
Qu'à ce seigneur des cieux partout l'on sacrifie ?

Chrémyle

Certes et je te soutiens que son rang il te doit
Comme chacun des dieux qu'il soit grand ou petit.
Prive de tes bontés tous les brûleurs d'encens
Et tu te verras libre aussitôt de son joug,
Car sevré de ton or il sera impuissant
Et tu n'auras que faire alors de son courroux.

Fortune

J'entends là des propos dignes d'un Philistin
Et je vois clairement que de moi tu te ris
Car mon empire est loin de ce que tu dépeins
Et vainement tu sers toutes ces flatteries !

Chrémyle

Bien loin de moi l'idée de vouloir te flatter
Car en dépeignant ton empire de la sorte
Je suis bien en deçà de toute vérité
Et chacun en secret adoration te porte.
Ces femmes de Corinthe à pleines dents sourient
Au galant mal bâti qui a de la fortune.
N'entends-tu point comment au contraire elles rient
De ce garçon bien mis qui n'en possède aucune.

Carion

À qui dois-je, crois-tu, mon asservissement ?
Et si de mon état je ne puis point m'extraire
Et que je reste serf, c'est par manque d'argent
Car ce tyran régit tout ce qui vit sur terre.

Chrémyle

Pour cet argent chacun se lie à son métier
Depuis le plus ancien jusqu'à celui d'hier.

Carion

Celui-ci est voleur, celui-là cuisinier
Le premier a sa pioche et l'autre a sa cuiller.

Chrémyle

Quant à ces puissants rois qui gouvernent les gens,
D'où leur vient le respect qu'à chacun ils inspirent ?

Carion

Comment régneraient-ils s'ils n'avaient point d'argent,
De flotte, de palais, d'armée ou bien d'empire ?

Chrémyle

Et enfin, crois-tu qu'en notre démocratie
Chacun à l'agora parle pareillement
Et que cette assemblée écoute autant l'avis
Du riche citoyen que du pauvre mendiant ?

Fortune

Tu as raison ma foi et je vois maintenant
Que bien loin d'être aveugle uniquement des yeux
Je l'étais plus encor par mon entendement
Mais tes propos pour moi enfin sont lumineux.

Chrémyle

Partout dans l'univers chaque objet, toutes choses
Te sont subordonnés et de loin tu surpasses.
Notre intérêt pour eux dure autant que la rose
Cependant que de toi jamais on ne se lasse !
Ainsi de la musique...

Carion (comptant sur ses doigts)

Mais aussi des picnics...

Chrémyle

Des honneurs de la gloire...

Carion

Et des suppositoires...

Chrémyle

Du goût pour la bravoure...

Carion

Pour les figues au four...

Chrémyle

Des gloires militaires...

Carion

Des éclipses solaires...

Chrémyle

L'ambition s'assoupit...

Carion

Et l'appétit aussi...

Chrémyle

Il n'est qu'un appétit qu'on ne puisse apaiser :
D'or toujours on a faim autant que soif d'argent
Que l'on soit misérable ou que l'on soit aisé,
Et on en voudrait vingt quand on a dix Talents.
De toute chose enfin, on perd vite le goût
Mais de Fortune nul jamais n'est rassasié.

Carion (en aparté imitant Chrémyle)

Il n'y a qu'une soif dont je n'ai point mon saoul
Car j'aime avec du vin arroser mon gosier.

Fortune

Les choses sont fort bien ainsi que vous les dites
Mais la pratique est loin d'être à ce point aisée.
Faire de beaux discours requière des mérites
Mais il en faut bien plus pour les réaliser.
Je n'entends toujours pas par quel enchantement
Cette puissance là je pourrais recouvrer
Tant que je souffrirais de cet aveuglement.
Ni comment tu pourrais, toi, m'en débarrasser.

Chrémyle

Fortune, de cela ne te met pas en peine
Car j'ai, il y a peu, reçu de la Pythie
De pouvoir te guérir l'assurance certaine
Si à mes bons préceptes je te convertis.

Fortune

Tu prétends donc avoir le soutien d'Apollon ?

Chrémyle

C'est ce que, pour le moins, sa prêtresse m'a dit,
Qui peut parler pour lui sans usurper son nom.
Et il ferait beau voir qu'un jour il la dédit !

Carion

Et mon entier soutien, il a pareillement !

Chrémyle

Partout les gens honnêtes de bonne droiture
Viendront nous assister j'en suis sûr promptement
Afin que nous menions à bien cette aventure.

Fortune

Prompt renfort que voilà : tous ces gens vertueux
Sont malheureusement de pauvres misérables !

Chrémyle (désignant Fortune)

Quand j'aurai partagé ma Fortune avec eux
Ils deviendront alors des alliés redoutables !

(à Carion)

Carion, va t'en quérir nos amis laboureurs
Tu pourras les trouver quelque part dans leurs champs
Où ils doivent vaquer sans doute à leur labeur
Et dit leur de venir chez moi dans un instant.

(à Fortune)

Quant à toi, ô Déesse, veux-tu entrer céans,
Œuvrer à mon bonheur et ma félicité
Car c'est là ma demeure et la tienne à présent
Si tu veux bien guérir de cette cécité ?

Fortune

Ton offre me séduit, c'est bien la vérité
Mais je crains de franchir de ta maison le pas
Car jamais chez un homme, en toute honnêteté,
Je n'ai cohabité sans avoir du tracas.
J'eus le tort une fois d'aller chez un avare.
À peine entrai-je chez ce fieffé gredin
Que dans une cassette il me mit sans égards
Et courut m'enterrer au fond de son jardin.
Après un certain temps je m'enfuis de son huis
Non sans avoir vécu nombre d'événements
Dont on pourrait, je crois, faire une comédie
Qui serait d'un assez bon divertissement.
Chez un coureur de filles une autre fois je fus
Lequel avait du jeu le vice extravagant.
Bientôt sur le trottoir je me retrouvais nue
Car il avait joué jusqu'à mes vêtements.

Carion

Mais mon maître au contraire adore la mesure
Et s'il y a sur terre un homme modéré
Chrémyle il a pour nom car jamais je t'assure
Vers semblables excès on ne le vit errer.

Fortune (à Chrémyle)

Je te crois maintenant et dès lors je veux bien
Au feu de ton foyer faire un pieux sacrifice.

Chrémyle

Entre donc à présent, il me tarde d'enfin
Te présenter ma femme ainsi que mon cher fils.

(ils entrent dans la maison de Chrémyle ; rideau)

 

Acte II

Acte II Scène I

Même décor. Carion entre et gravit les marches du perron. Les laboureurs entrent ensuite parmi lesquels Threttanélo.

Carion (harangue les laboureurs)

Travailleur, travailleuse arrivez mes amis,
Venez tous par ici compagnons de labeur,
Vous tous les miséreux, ô vous que l'on spolie
Car approche bientôt la fatidique heure !

Un premier laboureur

Holà tout doucement ! Pourquoi nous presses-tu ?
Ne vois-tu pas, gredin, que déjà nous faisons
Du mieux que ne le peuvent nos membres fourbus
Afin que de nous rendre en ta pauvre maison !

Carion

C'est que vous êtes sots de vous hâter si peu
Quand les merveilles dont j'avais tantôt parlé
Sont là à vous attendre et que mon maître veut
Avec chacun de vous ici les partager.

Un deuxième laboureur

Veux-tu nous expliquer d'où sortent ces merveilles
Et pour quelle raison ton maître nous convoque.

Le premier laboureur

Du jour qu'il sera riche on n'est point à la veille
Et je crains pour ma part quelque affaire équivoque.

Carion

Est-ce donc pour les murs que je parle tout haut ?
Entendez-vous ces mots qui sortent de ma bouche ?
Tout ce que je savais, je vous l'ai dit tantôt.
Dans cette affaire là il n'y a rien de louche.

Le deuxième laboureur

Une femme as-tu dit est arrivée chez lui.
Était-ce une princesse ornée richement ?

Carion

C'était tout le contraire et te dire je puis
Qu'un manteau en haillon lui sert de vêtement.

Le premier laboureur

Tu te moques de nous mais de ton tour pendable
Tu nous paieras bientôt grâce à ce gros bâton !

Carion

Nous voilà avancés de vous être agréables
Et en retour de la peine où nous nous mettons.

Le premier laboureur

De la peine, mon gars, tu vas bientôt avoir
Quand nous t'aurons rossé comme tu le mérites !

Carion

Par Zeus et tous les dieux je vous en ferais voir
S'il ne tenait qu'à moi que je vous déshérite !
Mais bientôt à mes pieds vous vous excuserez
Et de ces vilenies je ne tiens point rancune.
Tous vos satanés becs je m'en vais les clouer
Car la dame en question a comme nom Fortune.

Les laboureurs en chœur

Fortune ?

Le second laboureur

Elle est ici ?

Le premier laboureur

Nous ne pouvons te croire !

Carion

Croyez ce qui vous plaît, cela m'est fort égal
Car tout ce que j'ai dit vous allez bientôt voir
Et de vos airs contrits déjà je me régale !

Threttanélo

Est-il possible que tu ne mentisses point,
Et que tous nous fussions riches dès à présent ?

Carion (mimant des oreilles d'âne)

Je peux vous l'affirmer : Vous n'avez rien de moins
Que tout ce que Midas possédait en son temps.

Threttanélo (surexcité danse sur place)

Vraiment cette nouvelle, ô Carion, me ravit
Tellement qu'à présent j'en danse d'allégresse !

Carion

Calmez Threttanélo : on voit poindre son vit
Et, quand il se retourne, on voit aussi ses fesses !

Threttanélo (s'arrête brusquement et fait face à Carion en se réajustant)

Non cela n'est pas vrai, personne ne voit rien
Et quand on ne voit rien, par Hermès, on se tait !
Tu n'es qu'un pauvre ivrogne et c'est donc dans ton vin
Que tu prends tes visions comme chacun le sait !

Carion

Tu te laisses mener par le nez comme un sot
Aussi facilement que les amis d'Ulysse
Par Circé convaincus d'être de gros pourceaux
Se vautrèrent grognant dans leur propre immondice !

Threttanélo (poursuivant Carion)

Si jamais je te tiens, je te pends par les couilles
Et alors tu pourras bien jouer les Circé
Sans te forcer la voix, pauvre bougre d'andouille !

Carion (en s'esquivant)

Je vous quitte à présent car l'heure est avancée.

(il rentre précipitamment dans la maison)

 

Acte II Scène II

Chrémyle, sort de la maison. Les laboureurs puis Blepsidème.

Chrémyle (à tous en sortant de la maison)

Mes chers concitoyens, aujourd'hui aux « bonjours »
Ne sacrifions point car vous êtes fort nombreux
Et aux civilités je voudrai tourner court
Pour vous dire à chacun ce que de vous je veux.
Je vous ai envoyé mon serviteur Carion
Au milieu de vos champs et afin qu'il vous presse
De venir prestement devant mon portillon
Vous porter au secours d'une grande déesse.

Le premier laboureur

Chrémyle nous voilà, tu peux compter sur nous
Pour la défendre mieux qu'Arès ne le ferait !
Car à la vérité que deviendrions-nous,
Nous autres malheureux, si Fortune partait ?

Chrémyle

Je vous en dis merci, mais je vois maintenant
Blepsidème arriver prestement par ici !
Dans sa démarche tout montre qu'il a eu vent
De l'affaire en question qui nous tient réunis.

Blepsidème

De cette affaire là je veux faire partie
Car on ne parle que de ça chez le barbier
Et que tu fais venir chez toi tous tes amis
Avec lesquels tu veux Fortune partager !
Voilà qui n'est pas trop l'usage du pays
Et je m'étonne fort qu'ainsi, tu réagisses.
Dis-moi par quel miracle es-tu donc enrichi
Car il faut que cet or quelque part tu le prisses.

Chrémyle

Soit donc le bienvenu toi aussi Blepsidème !
Tu es de mes amis et tu as donc ta part
Ainsi que chaque Juste établi dans ce dème
À la Fortune que pour chacun je prépare.

Blepsidème

Serais-tu vraiment riche et autant qu'on le dit
Ou pour te faire élire est-ce publicité ?

(à ne jouer que du vivant de Bernard Tapie :

Blepsidème en aparté

Un vainqueur olympique issu de Massalie
S'était fait de la sorte élire à l'assemblée
Mais depuis un moment c'est à la comédie
Que l'on voit désormais sa carcasse râblée !)

Chrémyle

Je serai riche quand Fortune aura souri
Car l'affaire présente une difficulté.

Blepsidème

Tu ne m'éclaires point, soit un peu plus précis.

Chrémyle

Cette affaire est risquée et si nous échouons
Il n'y aura pour nous, je crains, point de merci.
Mais si à l'opposé nous y réussissons
Fortune restera avec nous pour toujours.

Blepsidème

Ce coup-là me paraît, ma foi, un peu douteux
Et rien n'est plus suspect, je le dis sans détour
Que quelqu'un qui est riche autant qu'il est peureux.

Chrémyle

Comment cela douteux ?

Blepsidème

N'as-tu pas dérobé
Du temple d'où tu viens quelque offrande du Dieu ?

Chrémyle

Jamais par Apollon ! J'en reste bouche bée !
Crois-tu que j'oserais en profaner le lieu ?

Blepsidème

Ne fais pas l'innocent, je sais bien qu'à quelqu'un
Tu as pris cet argent car il ne vint pas seul.

Chrémyle

Je t'affirme bien haut qu'il n'en fut jamais rien
Car je ne souscris point à ces méthodes veules.

Blepsidème

Personne n'est parfait face à l'appât du gain.

Chrémyle (au ciel)

Prend pitié Déméter, il va me rendre fou !

Blepsidème (aux laboureurs)

Il est très agité, c'est un signe certain
Qu'il a trempé tantôt dans quelque mauvais coup.

Chrémyle

Je vois clair dans ton jeu : tu veux avoir ta part
Du butin que j'aurais selon toi dérobé !

Blepsidème

Il y a donc butin !

Chrémyle

Voilà que ça repart !
Dans cette discussion que me suis-je embourbé ?
Comment te dire enfin que tu fais fausse route,
Que cette affaire là n'est pas comme tu dis !

Blepsidème (d'un air entendu)

Alors c'est que tu l'as pris de force sans doute
Cet or et cet argent. Voilà qui est hardi !

Chrémyle

Ce drôle est un dément. Je renonce à poursuivre.

Blepsidème

Tu prétends donc n'avoir jamais volé personne !

Chrémyle

Jamais et si je mens que je cesse de vivre !

Blepsidème

N'écoute pas, Hadès ! Cet homme déraisonne !

Chrémyle

Tu m'accuses bien vite et connais peu l'affaire !

Blepsidème

Chrémyle, mon ami tu es et tu demeures.
Cet ami je veux bien l'aider à se défaire
De tous les mauvais draps où il est tout à l'heure.
Donne-moi quelques sous et laisse-moi donc faire
Car en graissant la patte à tous nos orateurs
Je m'en vais les convaincre aussitôt de se taire
Et de vite enterrer cette affaire sans heurt.

Chrémyle

Tu prévois sûrement pour ton zélé service
Me compter douze sous quand tu en verses trois
Empochant au passage un joli bénéfice
Comparable aux impôts que seuls lèvent les rois.

Blepsidème (aparté)

Je vois là qu'à conclure affaire il est habile.

(à Chrémyle)

En voilà un qui vient avec femme et enfants.
Ne dirait-on pas là le tableau de Pamphile ?
Je crois que nous tenons nos tout premiers clients !

Chrémyle

Il n'en est pas question, car je veux à présent
Ne plus rien marchander avec les sycophantes
Et consacrer Fortune aux seuls honnêtes gens.

Blepsidème

Qu'est ce que maintenant, mon ami, tu me chantes ?
Ne me dis pas que tu as volé tant que ça !

Chrémyle

Ô Dieux, je suis perdu, si ce fou continue !

Blepsidème (jette des regards autour de lui en chuchotant)

Tu as raison ma foi ! Parlons un peu plus bas !

Chrémyle (fort)

J'essaye d'expliquer mais c'est peine perdue
Que depuis un moment For - tu - ne - est - chez - moi !

(sans élision du e muet)

Blepsidème (fort en se redressant)

Quelle Fortune as-tu ?

Chrémyle

La déesse voyons.
En connais-tu une autre ?

Blepsidème

Où ça ? Dis-moi où ça ?

Chrémyle (il montre sa maison)

Je te l'ai déjà dit, derrière ce fronton.

Blepsidème

Chez toi alors ?

Chrémyle

Chez moi. N'est-ce pas ma maison ?

Blepsidème

Si fait. C'est donc chez toi que se trouve Fortune.

Chrémyle

C'est ça, parfaitement.

Blepsidème

Tu n'as plus ta raison !

Chrémyle (railleur)

Sans doute tes discours me font voir quelque lune...

(énervé)

Mais puisque je te jure et par Poséidon !

Blepsidème

Par le dieu de la mer ?

Chrémyle (lassé)

En connais-tu un autre ?

Blepsidème (accusateur)

Fortune est donc chez toi cachée en un recoin
Pendant que dans le luxe à présent tu te vautres
Et chez tes bons amis tu ne l'invites point.

Chrémyle

C'est que je n'en suis pas, pour l'heure, encore là.

Blepsidème

Pourquoi dès à présent ne partages-tu point ?

Chrémyle

Parce qu'il faut régler le détail que voilà :
Nous devons prodiguer à Fortune des soins.

Blepsidème

Tu n'as qu'à demander et je te débarrasse
De l'encombrante charge de l'entretenir
Car pour bien la loger j'ai chez moi de la place
Et moi le rôle d'hôte, eh ! je veux bien tenir.

Chrémyle

Tu ne comprends donc pas ce que je veux te dire.
Elle a déjà chez moi mon hospitalité.
Et l'obstacle en question qu'il faut circonvenir
C'est qu'il va nous falloir vaincre sa cécité.

Blepsidème

Qui ça ? Sacécité ? D'où sort-il celui là ?

Chrémyle

Mais ce n'est pas quelqu'un ! J'ai dit : « sa cé-ci-té »

Blepsidème (l'imitant)

« Sa-cé-ci-té » ?

Chrémyle (faisant l'aveugle)

« Sa-cé-ci-té ».

Blépsidème (a enfin compris)

Fortune ne voit pas ?

Chrémyle (catégorique)

Ses yeux sont dans la plus totale obscurité !

Blepsidème

Je comprends maintenant pourquoi de ma demeure
Elle n'a pas trouvé le tortueux chemin.

Chrémyle

Dès qu'elle y verra clair, elle y viendra sur l'heure !

Blepsidème

Qu'attends-tu pour quérir alors un médecin ?

Chrémyle

Mais c'est que le dernier est parti pour Pharsale
Car nul pour le payer n'avait le premier sou.

Blepsidème (s'avance vers le public)

Je m'en vais demander s'il s'en est dans la salle.

(il cesse de jouer et parle normalement)

Heu... Est-c' qu'y aurait un méd'cin parmi vous ?

Chrémyle (tout bas)

Arrête ! Que fais-tu ? Elle n'est pas aveugle !

Blepsidème (il s'énerve et parle fort)

Mais pourtant le contraire à l'instant tu m'as dit !

Chrémyle (parle entre ses dents)

Pourquoi, bougre d'idiot, faut-il qu'ainsi tu beugles ?
Elle n'est pas Fortune et c'est la comédie !

Blepsidème (confus et dépité)

Ha... ce n'est donc pas vrai ?

Chrémyle (entre ses dents)

Mais non, pauvre imbécile
Maintenant ça suffit, reprenons s'il te plaît.

(il reprend contenance)

C'est, comme je disais, qu'en notre humble ville
Personne pour payer n'avait ce qu'il fallait.

(il fait signe à Blepsidème que c'est à lui)

Blepsidème

Ah ?

Chrémyle (l'encourage du geste)

Et il est parti....

Blepsidème

Qui ça ?

Chrémyle (l'encourage encore)

Le médecin !
Car il est à Pharsale...

Blepsidème (énervé)

Où qu'il soit peu me chaut !
Qu'il aille donc à Cos où même au Pont-Euxin !

Chrémyle

C'est qu'il en fallait un... pour Fortune... tantôt...

Blepsidème (a enfin compris)

Pour Fortune bien sûr car sa vue est éteinte !
Mais que pouvons nous faire afin de la guérir
Et par quel truchement puisque ici à Corinthe
Il n'y en a pas un que nous puissions quérir ?

Chrémyle

Depuis quelques moments j'ai ourdi le dessein,
Puisque nous ne pouvons, en ville, la traiter,
De la mener ce soir jusqu'au temple asclépien
Pour que ce dieu guérisse enfin sa cécité.

Blepsidème

Voilà la solution et l'affaire est réglée.
Il faut que cette nuit Fortune dorme au temple,

(à lui-même)

Ou nous prendrons bien soin de l'enfermer à clef,

(à Chrémyle)

Et tu feras au dieu maints sacrifices amples !

(Misère entre sans qu'ils s'en aperçoivent)

Chrémyle

Hâtons nous maintenant et allons acheter
Encens et ex-voto ainsi qu'il est d'usage.

Blepsidème

Je t'emboîte le pas et il faut nous hâter
Comme tu dis si bien et tu parles en sage.

(ils vont pour sortir)

 

Acte II Scène III

Les mêmes plus Misère, cadavérique, en haillons, le visage sous un voile.

Misère (leur barre la route)

Où vous enfuyez-vous, ô malheureux mortels ?
Vous qui sournoisement préparez en secret
Contre le divin Zeus une trahison telle
Qu'aucun humain jamais n'osa imaginer.

(Blepsidème et Chrémyle sursautent de peur)

Blepsidème (caché derrière Chrémyle)

Héraclès ! Prend pitié !

Chrémyle

Qui est donc cette femme ?

Blepsidème (tremblant de peur)

C'est l'ombre d'une morte échappée à Hadès !

Chrémyle

Il ne me semble point que ce soit là une âme
Mais une mendiante ou une prophétesse.

Misère (geint)

Il ose te défier ô toi Zeus vénérable,
Malheurs abattez-vous sur sa tête impie !
Il faut que promptement l'audace insupportable
Qu'il a montrée ici par les dieux soit punie !

Chrémyle

Dis-nous qui tu es, femme et pourquoi tous ces pleurs ?

Blepsidème (sortant de derrière Chrémyle)

Holà, oui ! Je comprends :

(il va vers Misère et d'un ton didactique. Sans élision)

C'est u-ne-É-ri-nnye !

(à Misère qu'il chasse du geste)

Allez va-t'en ! Dehors ! Ressors, tu fais erreur :
Ce n'est pas ce soir qu'on joue à la tragédie.

Chrémyle

Quelle étrange Érinnye, elle n'a point de flambeau.

Blepsidème (retourne vivement se blottir derrière Chrémyle)

Ah ! Chrémyle, au secours ! Vois si elle me poursuit !

Chrémyle

Qu'as-tu à redouter de cette vieille peau ?

Misère

Ne comprenez-vous donc toujours pas qui je suis ?

Chrémyle

Serais-tu par hasard vendeuse à l'agora
Ou aubergiste alors ? Car tu parles bien fort !

Misère

De ce nouvel affront, je jure, il vous cuira
Vous qui déjà projetez de me faire un sort.

Chrémyle

Voilà qui est plaisant ! Explique-nous comment
Nous pourrions te vouloir du mal sans te connaître !

Misère

Vous me connaissez tous et depuis fort longtemps
Et songiez à me faire à l'instant disparaître.

Blepsidème (aparté)

On peut donc se connaître sans se reconnaître !

Chrémyle (à Misère)

Brisons là si tu veux car ailleurs j'ai à faire.

Misère

Est-ce que le poltron chez toi double le traître ?

(elle enlève son voile)

Regarde ce visage ! Oui, mon nom est Misère.

Blepsidème (tétanisé de peur)

Aides moi à m'enfuir, ô divin Apollon !

Chrémyle (retenant Blepsidème par ses habits)

Reste donc avec moi !

Blepsidème (se débattant)

Au péril de mon âme ?
Jamais ! N'aurais-tu donc point entendu son nom ?

Chrémyle

Veux-tu que nous fuyons tous deux face à une femme ?

Blepsidème (se débattant toujours)

Tu peux rester ici pour faire diversion
Cependant que je prends mes jambes à mon cou !

Chrémyle

Demeure pour qu'ensemble nous la combattions !

Blepsidème (hystérique se débattant toujours)

Présente-lui une arme, elle la met au clou !

Chrémyle

Que peux-tu craindre d'elle alors qu'en ma maison
Fortune nous attend comme je te l'ai dit.
S'il te plaît mon ami retrouve ta raison
Et à cette furie oppose un front hardi.

Misère

Je vous entends tout bas chuchoter à mi-mots
Pour mettre au point, sans doute, un détail de l'affaire
Mais je veux empêcher cet horrible complot
Et l'impiété que vous projetez de faire.

Chrémyle

De quelle impiété nous parles-tu ici ?
Pour nous chercher querelle as-tu de bons motifs ?
Tes griefs contre nous sont loin d'être précis.
De quel crime à tes yeux sommes-nous donc fautifs ?

Misère

Ne projetez vous pas ce soir avec Fortune
Au temple d'Asclépios, le bon dieu guérisseur,
De dormir tout à l'heure en cette nuit sans lune
Afin que de son mal il guérisse ma sœur ?

Chrémyle

C'est bien notre projet. En quoi fait-il du tort ?

Misère

S'il en sortait du bien ce serait une prouesse !

Chrémyle

Il fera un grand bien, je le dis haut et fort,
Misère en te chassant pour toujours de la Grèce !

Misère

Mais quel bien y vois-tu ? Il n'y a rien de pis !

Chrémyle

Je crois, moi, que le pire est de ne point le faire.

Misère

Et je t'affirme, moi, que c'est une utopie
De laquelle bientôt il faudra te défaire !
J'ai de bonnes raisons de te parler ainsi
Car sans moi il n'y a point de prospérité.

Chrémyle

Ai-je bien entendu ce que tu dis ici ?
Ce paradoxe-là vaut bien d'être expliqué !

Misère

À cela je suis prête et tu verras comment
À enrichir les Grecs tu feras leur malheur.

Chrémyle

Je veux bien t'écouter mais à ton tour consent
À subir la sanction de tes propos trompeurs !

Misère

Je consens à cela si de votre côté
Vous voulez affronter une sanction pareille.

Blepsidème (à Chrémyle)

C'est un marché de dupe et sans difficulté
Elle affronte vingt morts se portant à merveille
Nous autres cependant, simples petits mortels
Ne pourrions lui offrir qu'un seul maigre trépas !

Chrémyle

Qui parle d'imposer une sentence telle ?
Et ce châtiment là ne nous incombe pas !

(il désigne les laboureurs)

À t'écouter plaider, Misère, je consens.
Les hommes que voilà auront à en juger
Quand à Threttanélo il sera président
De notre tribunal pour nous départager.

Misère

Ce tribunal me sied car ces gens je connais
Du fait que fort longtemps j'ai partagé leurs lits.
Chacun d'eux est honnête et si nul n'est parfait
Je veux bien me ranger quand même à leur avis.

Chrémyle

Threttanélo à toi : ouvre donc la séance !

Threttanélo

La séance est ouverte, accusé lève-toi !

Misère

Je suis déjà debout !

Threttanélo (s'empresse d'enchaîner)

Chrémyle tu commences
Misère après cela nous entendrons ta voix

Chrémyle (aux laboureurs)

J'affirme qu'il est juste et qu'il est équitable
Que tous les gens de bien puissent vivre heureux
Et que les mécréants et les gredins pendables
Ne tirent point profit de leurs crimes affreux.
C'est dans cet esprit-là et dans ce but louable
Qu'en redonnant la vue à Fortune je veux
Aux gens de bon aloi demeurer agréable
Et des mauvais garçons faire des miséreux.
Le crime ne payant plus tout homme sur terre
Adhérera bien vite aux règles de vertu.
Ainsi tout un chacun sera bientôt prospère.
Voilà en gros le but vers quoi je m'évertue.

Blepsidème

La chose est fort bien dite et le propos est fort !

Threttanélo

Blepsidème tais-toi ou je te fais sortir !

Blepsidème

Où sortirais-je donc ? Je suis déjà dehors !

Threttanélo

Dépêche-toi Chrémyle à présent de finir.

Chrémyle (il se tourne vers la salle)

Regardez maintenant comment vivent les hommes,
Des rouages secrets de leur société
Quand le plus fortuné a bien plus que la somme
Des avoirs du tiers pauvre de l'humanité.
Et quantité de gens bien que méchants sont riches
Alors que meurent de faim le juste et le bon.
Bien souvent le succès vient à celui qui triche
Et seule la malice assure un succès prompt.

Misère (aux laboureurs)

Ne vous laissez pas prendre à ces idées malsaines
Car je vous sais sensibles à de tels arguments.
Je vais dès à présent vous dépeindre la scène
Si Fortune guérit de son aveuglement.
L'anarchie aura vite envahi les cités
Il n'y aura plus d'art ni même de science
Car nul ne sera plus par la nécessité
Poussé à acquérir la moindre connaissance.
On ne trouvera plus, dès lors, ni cordonnier
Ni le moindre ouvrier ni même un forgeron.
Et aucun soc non plus le sol n'ira fouiller
Car nul de voudra plus s'occuper des moissons.

(à Chrémyle)

Qui voudra faire alors tous ces travaux-là si
Sans se donner de peine on peut tout acheter ?

Chrémyle (à Misère)

Je vais faire aisément tomber tes arguties :
Ce sont les serviteurs qui vont s'y attacher !

Misère

Mais où les prendras-tu, malheureux, ces esclaves ?

Chrémyle

À quelque négociant venu de Thessalie !

Misère

Qui serait sans conteste un citoyen bien brave
Pour faire un tel métier au péril de sa vie !
Il me semble évident que nul ne mènera
Ce périlleux commerce alors qu'il sera riche
Et privé de tes serfs, toi-même tu devras
Travailler dans tes champs ou les laisser en friche.
Et je ne parle pas de ces menus tracas
Qui rendront chaque jour ta pauvre vie amère
Car si d'être artisan personne ne fait cas
Faute d'avoir un lit tu dormiras par terre.
Tout maître que tu es, tu n'auras plus alors
Personne pour te servir ou te seconder !
C'est une vie austère et faite d'inconfort
Que tu seras dès lors obligé de mener !

Chrémyle

Toutes ces prédictions retombent sur ta tête
Car toi, quel avantage as-tu à ton profit ?
Partout où tu te rends les poux sont à la fête
Ainsi que les punaises et les maladies.
Voilà pour tout confort une litière en paille
Une natte pourrie, un manteau en haillons
En guise d'oreiller une pauvre rocaille
Au milieu d'une hutte empestant le graillon.
Tes amis sont chanceux s'ils ne sont pas esclaves
Et s'ils ont pour manger des pousses de guimauve
Et en guise de pain les restes d'une rave.
De la famine seuls ces pauvres mets les sauvent !

Misère

Cette existence là ce n'est point-là la mienne :
Celle des mendiants tu viens de me citer.

Chrémyle

C'est qu'entre ces deux-là on distingue à grand-peine
Car Misère est, dit-on, sœur de Mendicité.

Misère

Ce dicton est bien faux car vivre en mendiant
C'est ne rien posséder et de s'en contenter.
Le pauvre à l'opposé, lui, vit en épargnant
Et grâce à son labeur a de quoi subsister.

Chrémyle

Voilà par Déméter un sort fort enviable
Que de ne subsister que par l'économie
Durant toute une vie austère et misérable
Et mourir sans le sous pour être enseveli.

Misère

Tu te ris à présent et tu fais des bons mots
Comme si nous jouions dans quelque comédie !
Mais je vais te montrer de Fortune les maux
Même si ce ne sont pas là des mots d'esprits !
Car l'homme qui prospère acquiert un embonpoint.
Il a le menton triple et les jambes fort grasses.
Conviens que mes amis pour leur part n'en ont point :
Leur silhouette à eux est d'une toute autre grâce.

Chrémyle

Ce jeûne également leur fait perdre leurs dents
Et on peut aisément leur compter chaque côte.
Ton homme riche aurait avec un peu d'argent
Pu se rendre au gymnase et lever de la fonte.

Misère

Je tiens pour établi, je le dis sans émoi,
Que j'inspire à chacun mesure et tempérance
Et que l'honnêteté demeure auprès de moi
Alors qu'avec Fortune on trouve l'insolence.

Chrémyle

Mais n'est ce donc pas toi qui leur inspire aussi
D'être perce-muraille et de forcer des portes
Et cette activité a un nom bien précis
Qui n'est pas tempérance ou un mot de la sorte.

Misère

J'en viens à l'orateur qui dans notre cité
Mène la grande vie grâce au denier public.
Il doit d'être honnête à la nécessité
Mais oublie, enrichi, les lois démocratiques.

Chrémyle

Je dois le reconnaître, en cela tu dis vrai
Ce n'est hélas là un secret pour personne.
Mais si chacun est riche ne peut-on espérer
Qu'au bien de la cité enfin il ambitionne ?
De plus tu nous sers là des exemples extrêmes
Afin de nous convaincre d'une absurdité :
Nous devrions vouer Fortune à l'anathème
Et élever un culte à cette pauvreté.

Misère

Oui, à la vérité, c'est ce que je prétends
Et contre ce point là tu ne fais que pester
Car je ne t'entends pas donner un argument
Qui loin de dénigrer viendrait me contester.

Chrémyle

Je pourrais t'en donner jusqu'à qu'il fasse nuit !
Tu veux des arguments ? Je vais te contenter :
Comment expliques-tu qu'ici chacun te fuit ?

Threttanélo (à Misère)

Sur cette question là, nous allons t'écouter.

Misère

Si chacun loin de moi veut prestement partir
C'est qu'ils agissent tout comme font les enfants :
Quand leur éducation est prête d'aboutir
Ils s'empressent de fuir le toit de leurs parents.

Chrémyle

On dit que l'homme sage élève son esprit
Et que l'exemple est bon quand il nous vient de haut.
Pour la richesse Zeus ne montre aucun mépris.

Threttanélo (à Misère)

Qu'as-tu à opposer, Misère, à ce propos ?

Misère

Je réponds que vous êtes aveugles vous aussi,
Car le grand Zeus est pauvre naturellement.

Chrémyle

Comment ? Que dis-tu là ? C'est une facétie !
Tu nous sers à présent d'énormes boniments !

Misère

Comment expliques-tu que régulièrement
Tous les quatre ans à ces fameux jeux olympiques
Il décerne aux vainqueurs pour tout émolument
Une couronne faite en olivier modique ?

Chrémyle

C'est la preuve à mes yeux de son attachement
Pour l'or et la richesse et qu'il souhaite ainsi
Ne pas dépenser trop inconsidérément
Sa fortune et son bien dont il a le souci.

Misère

Le travers qu'à présent tu veux lui imputer
C'est qu'il serait mesquin ou pire encore avare !
Ce mal est plus honteux que n'est la pauvreté !
En l'insultant ainsi, Chrémyle, tu t'égares !

Chrémyle

Ce n'est pas son verdict qu'il nous faut redouter
Car j'attends à présent celui des hommes sages
Qui réunis ici nous ont bien écoutés
Et qui à l'un de nous vont donner leurs suffrages.

Threttanélo (aux laboureurs)

Mes chers concitoyens vous avez de Misère
Ainsi que de Chrémyle ouï les plaidoiries.
Choisissez maintenant laquelle a su vous plaire
Et lequel parmi eux a gagné son pari.

Le premier laboureur

Je pense comme Chrémyle !

Le second laboureur

Et il m'a convaincu !

Blepsidème

Oui, Chrémyle à raison on ne peut en douter !

Threttanélo

À l'unanimité Chrémyle a donc vaincu.

Misère

Et pourtant je vous dis moi que vous vous trompez.

Chrémyle

C'est en vain que tu nous sers tes imprécations
Car il est écoulé le temps des diatribes.
Je prononce à présent contre toi la sanction
Qui des lieux habités à jamais te prohibe !

Misère

Tu prétends me bannir de toute l'œcoumène !

Chrémyle

Oses-tu refuser cette condamnation ?

Misère

J'accepte à contre cœur l'augure de ta peine :
Bientôt vous songerez à ma rétrocession !

Chrémyle

Et bien en attendant que ce jour là arrive
Tu peux dès à présent sans plus atermoyer
T'embarquer pour toujours vers de lointaines rives.

(Misère sort)

Blepsidème

Fasse Poséidon qu'elle aille s'y noyer !

(il crache après Misère)

Chrémyle

Maintenant mes amis il faut tous nous hâter.
Allons chercher Fortune, emmenons-la au temple
Guérir ses yeux de la funeste opacité
Qui afflige sa vue et qu'elle nous contemple !

(rideau)

 

Acte III

Acte III Scène I

Carion puis Aspasie.

Carion (entre en courant et s'adresse aux spectateurs)

Je jubile, par Zeus, de venir vous apprendre
L'heureux événement que chacun espérait
Et la nouvelle à tous va bientôt se répandre
Car il n'est pas séant d'en garder le secret.
Il est venu le temps de la félicité
Que mon maître Chrémyle avait tantôt prévu
Car par un traitement savamment concocté
Asclépios viens de rendre à Fortune sa vue !
Réjouissez-vous tous, vous les honnêtes gens
Car l'époque est finie où la nécessité
Vous tenait en son joug par le manque d'argent.
Cette ère annonce enfin votre prospérité !

Aspasie (apparaît à la fenêtre)

Holà Carion, Holà ! Quels sont donc tous ces bruits ?
Il semble que tu sois, ma foi, bien exalté !
Portes-tu la nouvelle enfin que cette nuit
Ont espérée ici tous mes sens révoltés ?

Carion

Du temple d'Asclépios j'accours ici Maîtresse
Tel un soldat vainqueur venu de Marathon
Partager avec toi une immense allégresse !
Sors-nous donc prestement du vin et du zython !

(en aparté se pochetrognant le nez)

Je sais qu'elle non plus n'a guère son pareil
Pour explorer tous les mystères de Bacchus !

Aspasie

Plus tard ! En attendant, conte-moi la merveille
Qui Fortune a rendue aux rayons de Phœbus !

Carion

Je vais te les conter ces hauts faits admirables
Et comme le ferait notre divin Homère
Je commence au début de notre bonne fable
Car la chronologie est un mal nécessaire.

(il déclame)

Le char d'Hélios je contemple
Qui sombre dans l'océan
Alors qu'arrivant au temple
Je chute sur mon séant.

Aspasie

Qu'est ce donc ?

Carion

Le début.

Aspasie

Que fait là cette chute ?

Carion

Quelle chute y vois-tu ? C'est le commencement !

Aspasie

La chute dont je parle c'est par quoi tu débutes.

Carion

Je n'ai pas dit la chute !

Aspasie

Par Zeus ! C'est un dément !

Carion

Ha mais oui, je saisis ! Tu parlais de ma chute
Quand j'entendais la chute... enfin... je me comprends.
Car comme je disais tantôt à la minute
Je suis en arrivant tombé sur mon séant.

Aspasie

Qu'importe que tu chus ! Te prends-tu pour Icare,
Qu'Hélios précipita semblable au météore ?
Mais de ta chute on ne chantera pas l'histoire !
Sans autre digression finis donc ton rapport.
Et cesse de jouer, s'il te plaît, les aèdes !
Ce n'est pas le moment d'en faire une épopée !
Abrège donc un peu tes nombreux intermèdes
Et ne me saoule plus de tes prosopopées.

Carion (contrarié)

Entends, Maîtresse, en quelques mots, ce qu'il advint
Lorsqu'après avoir fait les ablutions d'usage
Nous entrâmes enfin dans le temple divin
Ou nous fûmes reçus par le prêtre et ses pages.
Une foule nombreuse attendait déjà là
Parmi laquelle aussi priait Néoclidès
Qui n'y voyait plus guère et pressait les prélats
D'intercéder pour lui avec force rudesse.

Aspasie

Mais que faisait donc là ce prévaricateur ?
Je gage qu'il jouait faussement les chassieux
Afin d'avoir le gîte auprès du dieu soigneur
Et qu'en réalité il n'avait rien aux yeux !

Carion

C'était bien mon avis et tu verras comment
Asclépios le soigna comme il le méritait.
Mais je t'en conterai bien plus dans un moment :
Pour l'instant nous menons Fortune à son chevet.
Quand chacun fut couché, les serviteurs du dieu
Revêtus de leurs grands costumes d'apparat
Éteignirent la lampe, obscurcissant les lieux
Après que nous fussions tous recouverts de draps.
Puis ils nous ordonnèrent aussitôt de dormir
Et de ne point bouger quoi que l'on entendît.
Mais à cet ordre là je ne pus obéir
Car j'avais repéré un bon vin de Candie.
J'attendis que bientôt chacun fût endormi
Et je me faufilai doucement vers l'autel
M'arrêtant chaque fois qu'un fidèle frémit
Puis trouvai à tâtons la fiole d'hydromel.

Aspasie

Indigne scélérat ! En agissant ainsi
Ne redoutais-tu pas le bon dieu guérisseur ?

Carion

Je craignais fort le dieu et ses servants aussi
Car j'avais tantôt vu avec quelle vigueur
Tous ces prélats malgré leurs gros ventres dodus
Raflaient dans la pénombre offrande et libation
Et je redoutais fort que tout fut descendu
Bien avant que le dieu fit son apparition !
Mais par bonheur il y avait à profusion
Du vin et des gâteaux et tout gloutons qu'ils fussent
Les prêtres délaissèrent tant de provisions
Qu'il y en eut assez pour que je me repusse.

Aspasie

Et le bon Asclépios ne t'a donc pas surpris
À chaparder parmi les mets de ses offrandes ?

Carion

Il s'en fallût de peu que je ne fusse pris
Car jusqu'à mon tapis la distance était grande.
Le dieu parût alors que j'étais en chemin
Ralenti par l'effet d'un ventre ballonné
Et ce ne fut qu'au prix d'un effort surhumain
Que j'atteignis ma couche en lui pétant au nez !

Aspasie

Peut-on imaginer affront plus odieux !
Comment as-tu osé, infâme mécréant,
Sans vergogne insulter l'odorat du bon dieu !
Ne t'a-t-il pas puni de ce vent malséant ?

Carion

Il ne fit rien de tel et je crois pour ma part
Qu'il n'a pas d'odorat ou qu'il est scatophile
Car à la vérité et malgré l'encensoir
Mon pet ne sentait point l'odeur de chlorophylle !

La femme de Chrémyle

Je ne veux plus entendre un mot sur ce sujet
Et te prie à présent de passer à la suite
Sans plus m'entretenir ainsi de tes rejets
Ni de ce qu'a pu te dicter ton inconduite.

Carion

Je fais comme tu veux et te conte à présent
Comment le Guérisseur traita Néoclidès
Qu'il soigna en premier et comment ce faisant
Le guérit pour toujours de toutes ses bassesses
Il prépara pour lui un bien étrange onguent
Fait avec du vinaigre et du suc de lentisque
Et puis il appliqua l'affreux médicament
Sur chacun de ses yeux à l'aide de ménisques.
L'effet fut immédiat et hurlant de douleur
Néoclidès tenta aussitôt de s'enfuir
Mais le bon dieu retint le pauvre sénateur
Et jusqu'au bout sa vengeance lui fit subir.
Quand le dieu mit un terme enfin au traitement
Néoclidès était aveugle tout de bon
Et Asclépios lui dit qu'il était maintenant
Pour toujours guéri de sa prévarication.

Aspasie

Le dieu a montré là une grande sagesse
Qui manque affreusement à nos concitoyens.

Carion

Ce fut alors au tour de la bonne déesse
De passer par les mains du divin praticien.
Lui ayant nettoyé les yeux d'une compresse
Il la fit recouvrir par un voile de lin.
Puis deux serpents joufflus entrèrent dans la pièce
En réponse à l'appel de leur maître divin.

Aspasie (effrayée)

Par tous les dieux amis !

Carion

Les reptiles glissèrent
Sous le voile de lin qui recouvrait Fortune
Pour monter à ses yeux qu'aussitôt ils léchèrent
Les enduisant ainsi de leur salive immune.
Puis Asclépios tira le voile pour l'ôter
Sifflant ses monstres qui aussitôt s'en allèrent
Et Fortune apparue en toute majesté
Et balaya d'un vif regard le sanctuaire !
Chacun le sut bientôt dans la salle commune
Et la foule aussitôt montra son allégresse
Au bon dieu Asclépios d'avoir soigné Fortune
Et d'avoir aveuglé aussi Néoclidès !

Aspasie

Comme il nous montre là sa force et sa puissance !
Mais dis-moi s'il te plaît où se trouve Fortune ?

Carion

Elle se rendait ici en toute diligence
Mais des gens sont venus de toute la commune.
Tous se pressent vers elle et la foule est si dense
Qu'elle avance à grand peine ensablée dans la dune
De ses admirateurs fêtant sa renaissance
Et elle a des bontés pour chacun et chacune.

Aspasie (rentrant dans la maison)

Il faut que moi aussi j'accueille dignement
La Fortune qui vient chez moi d'un pas léger
Et je vais t'apporter du vin également
Pour fêter la nouvelle avec son messager.

Carion (fort pour qu'Aspasie l'entende de l'intérieur)

Ne tarde pas maîtresse à apporter le vin
Car je l'entends qui vient et elle approche vite

(aparté)

Et je crains pour ma part sans être grand devin
Que le temps va manquer pour finir notre cuite.

(il entre dans la maison)

 

Acte III Scène II

Fortune, puis Chrémyle, puis Aspasie.

Fortune (entre par la parados)

Oui, en tout premier lieu, j'adore le soleil
Et contempler la terre aussi bien me ravit
Et dans le moindre objet je vois une merveille
Depuis que mon regard a retrouvé la vie !

Chrémyle (entre à reculons par la ruelle et crie à la cantonade)

C'est assez mes amis et je vous remercie
De toutes vos bontés, mais il faut à présent
Songer, je vous en prie, à nous quitter ici.

(il fait face à la salle, aparté)

La peste soit de vous flatteurs et courtisants.
Il est vraiment fâcheux de voir combien d'amis
Apparaissent soudain quand on a quelque argent
Et l'amour qu'on me porte est une épidémie
Qui à travers la ville atteint nombre de gens !

Fortune (à Chrémyle)

Oui, j'ai honte à présent d'avoir à mon insu
Frayé avec des gens si peu dignes de moi
Mais grâce au feu du jour que de toi j'ai reçu
Aux hommes vertueux je restreindrai mon choix.

Chrémyle

Dans cette noble quête aussi je veux t'aider,
Fortune, pour bâtir le royaume idéal
Que j'ai combien de fois en rêve échafaudé
Et que m'avait prédit l'oracle de l'Omphale.

Aspasie (sort de la maison les bras chargés de présents)

Le voilà de retour, le plus aimé des hommes !
Quand à toi ô déesse accepte ces offrandes
Faites d'un plein panier de figues et de pommes
Qu'en signe d'amitié il faut que je répande.

Fortune

N'en fais rien je t'en prie ô toi la digne femme
De l'homme juste et bon à qui je dois la vue
Car à présent c'est moi qui auprès de la flamme
De ton heureux foyer veux payer mon tribut.

(parle bas en prenant Aspasie à part)

Et gardons-nous de faire ainsi courir des bruits
Car on ne dira pas du poète comique
Que c'est en arrosant le parterre de fruits
Qu'il a su s'attirer les faveurs du public !

Aspasie (parles bas et répond à Fortune)

Ma foi tu as raison : je vois Dexinico
Qui déjà se levait pour attraper les figues !

Chrémyle

Entrons et honorons les dieux patriarcaux
Et accueillons chez nous la déesse prodigue.

(ils entrent tous)

 

Intermède : Des servants décorent richement la façade de la maison de Chrémyle. Les laboureurs et Blepsidème apportent dans une charrette à bras des meubles et des victuailles et entrent chez Chrémyle, laissant la charrette sur la place. On perçoit par les portes et les fenêtres l'activité joyeuse qui précède la fête. Puis arrivent le Juste et ensuite le sycophante.

Acte III Scène III

Carion, le Juste, le sycophante.

Carion (sort en toussant de la maison, richement habillé et parle à la cantonade)

Qu'il est doux mes amis de goûter au bonheur
Surtout quand on ne s'est pour lui pas mis en peine
Et que tous ces bienfaits vous viennent sans labeur
Ni sans avoir commis aucune action malsaine.
Jamais je n'avais vu autant de victuailles,
La cave et les greniers rengorgent de farine.
Dans la cuisine on plume à présent la volaille
Et le vin coule à flot dans des coupes murrhines !
Sur la table on peut voir les plus beaux mets qui soient
Et la lampe au plafond est chryséléphantine !

(il montre ses fesses couvertes de soie)

Je pète désormais dans des dessous de soie
Et c'est en or massif qu'on a fait les latrines !
Mon maître est occupé à faire sacrifice
De porcs et de béliers et de boucs et de bœufs.
Mais pour prendre un peu l'air j'ai dû quitter l'office
Car une fumée âcre empoisonnait mes yeux.

Le juste

Est-ce ici mon ami qu'habite la déesse ?

Carion

C'est ici mon ami. Cherches-tu à la voir ?

Le juste

C'est qu'une rumeur cours au travers de la Grèce
Et elle m'amène ici tout enivré d'espoir.
Je suis homme honnête et j'avais quelques biens
Que mon père léguât et grâce à cet argent
Je venais au secours de mes concitoyens
Qui, n'en ayant aucun, se trouvaient indigents.

Carion (l'interrompt)

Laisse moi deviner ce qu'ensuite il t'advint...
Je gage que bientôt tu fus à cours d'argent
Et que tu ne reçus aucun secours divin
Ni le moindre soutien de la part de ces gens.

Le juste

Tu as donc toi aussi eu vent de cette affaire ?
Car c'est bien là, ma foi, ce qu'il m'est advenu !

Carion

L'amour de tels amis est bien souvent précaire
Et ils nient te connaître aussitôt parvenus.

Le juste

Il s'en trouva même un pour se moquer de moi !

Carion

Je gage que depuis tu vis dans la misère !

Le juste

Oui, dans la plus extrême ainsi que tu le vois.

Carion

Tout ce que tu dis là me semble fort sincère.
La déesse à présent veut par gracieuseté
Récompenser les gens qui comme toi sont bons
Et il me semble, à moi, que tu l'as mérité :
Avance, ô bienheureux. Entre en cette maison !

(le juste va pour entrer dans la maison mais est interrompu par le sycophante)

Le sycophante (se plante devant Carion puis avec emphase sur un ton tragique)

Tant de maux sur moi verse une divinité !

Carion (en aparté, le contemple abasourdi)

Voilà, par Apollon, un homme for étrange !

(il tourne autour et le scrute sous toutes les coutures)

Par quel esprit bizarre est-il donc habité ?

(il tourne toujours et l'autre garde la pose)

Quel genre de manie absurde le démange ?

Le sycophante (blême)

C'est une affaire affreuse à présent qui m'arrive !
À la pire misère on m'a bientôt réduit !

Carion (en aparté continue son jeu)

Voyez-vous de son teint la pâleur maladive ?

Le sycophante (s'emporte)

Toutes ces malheurs-là, je les lui dois à lui !

(il reste figé l'index montrant la maison de Chrémyle, le juste sursaute, se croyant désigné, puis fait quelques pas chassés pour voir si c'est bien lui qu'on montre)

Carion (au sycophante)

Mais qui donc, mon ami, t'a maltraité ainsi ?

Le sycophante

C'est ce Chrémyle abject, cet infâme bâtard !
Et l'autre, la déesse, elle est coupable aussi !
Il faut la rendre aveugle à nouveau sans retard !

Carion

Ma foi tu semble avoir des raisons de te plaindre !
Dis-moi donc quels griefs as-tu à son égard.

Le sycophante

Tous ces crimes affreux, je vais te les dépeindre
Que Chrémyle a osé m'infliger sans égard,
Je l'accuse d'avoir effrontément menti
En prétendant à tous qu'en guérissant Fortune
Il ferait sur-le-champ le bonheur des gentils.

Carion

C'est bien ce qu'il a fait ! Pourquoi cette rancune ?

Le sycophante

Parce que ce faisant il a causé ma perte !

Carion

Faut-il donc te compter au nombre des coquins ?
Car à calomnier ta langue semble experte !

Le sycophante

Par Zeus ! Cela est faux et tu n'es qu'un faquin !
Sans doute es-tu complice aussi de ce Chrémyle !
Tu seras châtié bientôt sur une roue
Et des coups de bâtons je t'en compterai mille
Avant que s'apaise à la fin mon courroux !

Carion (narquois)

Voilà, par Déméter, qu'a présent tu te vantes !
Qui donc es-tu maraud pour pousser ces clameurs ?

Le juste

Je reconnais cet homme ! Eh, c'est un sycophante !

Carion

Tu exerces l'affreux métier de délateur !
Alors, c'est justement qu'on t'a ôté ta rente !
Car il n'est pas décent de gagner son argent
Sur les malheurs d'autrui de façon infamante
Et en rendant public tous les secrets des gens !

Le juste

Et la déesse est sage, en faisant ton malheur,
D'avoir su s'attacher le respect des Hellènes :
En nous débarrassant de ces diffamateurs
Elle affiche à nos yeux une âme souveraine.

Le sycophante (au juste)

Faut-il que toi aussi maintenant tu m'outrages ?
Mais dit moi, mon ami, que fais-tu donc ici ?
Je crois qu'à mes dépens tu viens dans ces parages
Pour dîner avec tous les voleurs que voici !

(il désigne Carion et la maison)

Le juste

Ma foi, je ne vois pas de quoi tu veux parler !

Le sycophante

Nierais-tu à présent malgré les évidences ?
Pourtant je sens par-là un bon rôti qui fume !

Carion (au juste en humant l'air)

Et toi l'ami ? Sens-tu ici quelque bombance ?

Le juste (à Carion de même)

La froideur de Zéphyr, c'est tout ce que je hume !

Le sycophante

(outré, en s'enveloppant fièrement dans son manteau)

Vous vous riez de moi qui suis bon patriote !

Carion (au sycophante)

Je vois que la leçon n'a pas encor porté !
Ce manteau est de trop et je veux que tu l'ôtes !

(au juste)

Quant à toi, donnes-moi ton vieux manteau crotté.

Le sycophante (se fait dépouiller)

Non ! Ne me touchez pas, infâmes que vous êtes,
Car tous deux vous devrez répondre de ceci !
En me portant atteinte ainsi que vous le faites,
Ha ! Vous assassinez notre démocratie !

Carion (donnant le manteau du sycophante au juste)

Voilà mon bon ami de quoi te présenter
Vêtu comme il se doit devant notre déesse.

(au sycophante)

Et toi tu ferais bien de te carapater
Si tu ne veux pas que je te botte les fesses.

Le sycophante (sort en s'enfuyant)

À l'aide ! Aux assassins ! Ils veulent m'étouffer !

Le juste (crie vers le sycophante)

Puisque à présent tu as revêtu mon costume
Et que tu as bien froid, va donc te réchauffer
Au bain public ainsi que j'en avais coutume !

Carion

Mais encor faudrait-il qu'on le laissa entrer
Car le videur du bain redoutant quelque embrouille,
Après lui avoir bien arrangé le portrait,
Le traînera dehors en tirant par les couilles.

(ils rient)

Le juste

Cela ne sera qu'un juste retour des choses
Car après tout le mal qu'il a tantôt semé
Il est temps qu'à son tour il se métamorphose
De bourreau en victime et se fasse gourmer.

Carion

À présent mon ami, entrons voir la déesse
Que tu puisses enfin lui présenter tes vœux
Mais aussi recevoir ta part de sa richesse
Et tu pourras aider tous les gens que tu veux.

(le juste entre dans la maison alors que la vieille arrive par la ruelle)

 

Acte III Scène IV

Carion, la vieille puis Chrémyle et Blepsidème tous deux richement vêtus.

La vieille

Est-ce ici mon ami qu'habite la déesse ?

Carion (aparté)

Encore ? Que d'amis j'ai donc sans les connaître !

La vieille

Je dois l'entretenir d'une affaire qui presse !

Carion (allant vers la maison)

Je m'en vais prestement pour toi quérir mon maître.

Chrémyle (sortant avant que Carion n'entre)

Je vais te l'épargner car me voilà dehors.

(à la vieille)

Je t'écoute à présent. Dis-moi ce qui t'amène.

Carion

À toi aussi sans doute on t'aura pris ton or !

La vieille

Bien au contraire un homme en refuse l'aubaine.

Chrémyle

Je ne vois en cela aucun sujet de plainte !

La vieille

C'est que depuis aussi ce goujat me délaisse
Et ne m'honore plus jamais de ses étreintes
Alors qu'auparavant il aimait les caresses.

Carion (railleur à la salle)

Peut être admirait-il ses beautés intérieures
Et s'était enivré de toutes ses richesses !
Mais il a du trouver bonne fortune ailleurs
Et il ne goûte plus le charme de ses fesses !

La vieille

Il était avec moi auparavant jaloux.
Si un jour par hasard un homme m'accostait
Il se montrait bien plus féroce que les loups
Et toute une journée, ensuite, il me battait !

Carion (à la salle)

C'est qu'un homme avisé veille sur son trésor !

La vieille

Mais depuis quelques temps je ne le vois plus guère
Lui qui me voulait près de lui jusqu'à la mort !

Carion (de même, catégorique)

S'il ne vient plus la voir, c'est qu'il la croit en terre.

Chrémyle (l'interrompant)

Tout cela est fort triste et je te plains bien fort
Mais tu ne nous dis pas ce que notre déesse
Vient faire en cette affaire et en quoi son renfort
Pourrait atténuer le malheur qui t'oppresse.

La vieille

C'est qu'en ville on entend dire à chaque ruelle
Qu'elle a fait vœu d'aider tous ceux qui sont lésés.
Et je suis donc venue afin d'obtenir d'elle
Qu'en retour de mon or...

Carion (l'interrompant)

...il aille la baiser !

Chrémyle (fâché à Carion)

De te moquer ainsi veux-tu cesser Carion !

(civilement à la vieille)

Pardonne s'il te plaît l'affront de mon esclave.

(fâché à Carion)

Je ne veux plus t'entendre ! Entre dans la maison !

(civilement à la vieille)

Il est un peu taquin, mais c'est un homme brave.

(Carion ouvre la porte pour entrer dans la maison mais Blepsidème, ivre, en sort une amphore à la main)

Blepsidème (titubant)

Viens par ici Zéphyr ! Le bon vent que voilà !
Je me suis régalé ce soir à peu de frais
Et jamais je n'avais mangé de si bon pl...

(il aperçoit la vieille et laisse tomber l'amphore)

La vieille

Cet homme que j'ai dit ! Le voilà qui paraît !

Chrémyle

Comment ? Que veux-tu dire ? Est-ce donc Blepsidème
Qui serait cet amant dont tu pleures la perte ?

Carion (agitant la main devant les yeux de Blepsidème)

Allons donc ! Le voilà qui d'un coup deviens blême.
Il ne dit plus un mot et reste tout inerte !

Chrémyle (à Blepsidème)

Tu tombes, Blepsidème, à point si je puis dire
Pour résoudre à l'instant la question qui se pose
Car Madame après toi venait pour s'enquérir
Et il faut, s'il te plaît, qu'à présent tu lui causes.

Blepsidème (s'enfuit par la ruelle de droite)

Il me vient à l'esprit un certain rendez-vous
D'une grande importance et qui ne peut tarder.
Je suis donc au regret de m'éloigner de vous
Et craint de ne pouvoir plus longtemps bavarder.

(il sort)

La vieille (le poursuit et sort)

Attends ! Je viens aussi !

Carion (railleur)

Les voilà donc partis !
N'est-ce point ravissant de voir deux tourtereaux
Qu'Éros empresse ainsi de trouver la sortie !

Chrémyle (invite Carion à rentrer)

Bien. Rentrons à présent immoler le taureau.

(avant qu'ils n'aient le temps de rentrer, le Sycophante arrive par la ruelle de droite ; le prêtre de Zeus, Néoclidès qui a les yeux bandés et un soldat l'accompagnent)

 

Acte III Scène V

Les mêmes puis le Sycophante accompagné du prêtre de Zeus, de Néoclidès et d'un soldat puis Hermès.

Le sycophante

Regardez : les voilà, le valet et le maître
Qui contre le grand Zeus complotent et blasphèment
De cette engeance impie, à présent, ô grand prêtre
Tu dois sans hésiter prononcer l'anathème !

Chrémyle (à Carion)

Quel est cet homme là qui vient accompagné
Du grand prêtre de Zeus et de Néoclidès ?
Et qu'a-t-il devant nous ainsi à trépigner ?

Carion (à Chrémyle)

C'est un sycophante à qui j'ai botté les fesses !

Chrémyle

Soyez les bienvenus, ô grand prêtre de Zeus
Et toi Néoclidès. Entrez vous réchauffer.

Le prêtre de Zeus

Chrémyle, ton offense au divin basileus
Te coûtera plus cher que la peine d'Orphée !

Chrémyle

De quelle offense à tes yeux suis-je donc coupable ?
Tu sais bien que je suis un homme fort dévot.

Le prêtre de Zeus

N'as-tu donc pas osé, infâme misérable,
Établir entre les dieux un ordre nouveau ?

Chrémyle

Je n'ai fait pour ma part qu'une œuvre charitable
En arrachant Fortune aux eaux du caniveau !

Le prêtre de Zeus

Zeus qui l'y a jeté a trouvé agréable
Qu'elle erre pour toujours à ce piètre niveau.
Tu lui as retiré les offrandes des gens
Qui n'adressent au dieu plus la moindre demande !
Et comme ton action l'a rendu indigent
Me voilà à mon tour privé de mes prébendes.

Chrémyle

L'ordonnance divine échappe à mon ressort !
Pourtant de la genèse aux titanomachies
On a vu plus d'un dieu connaître un vilain sort
Et il en va ainsi dans toute monarchie !
Fortune a détrôné le souverain des dieux.
C'est une affaire acquise et il faut à présent
Que nous autres mortels, en honorant les cieux,
À la bonne Fortune adressions nos présents !
Oui, il faut être pieux, mais qui dorénavant
Pour ce Zeus impuissant voudrais prendre parti ?
Retrouve ta raison car quand tourne le vent,
Au nouveau souverain chacun se convertit.
Du reste il est aisé d'entrer en religion
Quand celle-ci converge avec nos intérêts
Et je sais que déjà dans toute la région
Notre bonne déesse est partout révérée !

Le prêtre de Zeus

Faut-il que tu sois fou pour qu'à présent tu oses
Au grand prêtre de Zeus parler de conversion !

Chrémyle

C'est que pour procéder à son apothéose
Il faudrait qu'un prélat menât la procession.

Le prêtre de Zeus (pensif à lui-même)

Mener l'apothéose ultime de Fortune ?

(à Chrémyle)

Chrémyle, mon ami, je suis à ton service !

Le sycophante

Comment ? Tu l'applaudis et sans vergogne aucune
Tu veux le seconder jusque dans sa malice ?

Le prêtre de Zeus

Je n'y vois pas malice et Chrémyle a raison
Car il n'appartient pas au commun des mortels
De discuter des célestes combinaisons.
Aussi, je conduirai Fortune à mon autel !

(au loin un éclair luit puis le tonnerre gronde)

Carion

Mais qu'aperçois-je au loin ? Quelle est cette lueur ?

Le sycophante (montre le ciel au loin)

Voyez venir Hermès, le messager des dieux.
Il vient assurément annoncer les malheurs
Que vous a réservé la colère des cieux !
Apprêtez-vous tous trois à payer chèrement
Vos trahisons à Zeus et votre félonie
Car il vient annoncer sans doute les tourments
Que le seigneur des dieux veut pour votre agonie !
Oui, vous pouvez blêmir, infâmes mécréants
En voyant approcher la justice divine
Qui sur vous va s'abattre et réduire à néant
Tous vos affreux complots et toutes vos rapines.
Vous allez ravaler tous vos trais insultants,
Vous faire tous petits et vous cacher sous terre
Vous dont l'orgueil immense à fait croire un instant
Que vous pourriez sans mal vaincre un tel adversaire !

 

Acte III Scène VI

Les mêmes plus Hermès qui arrive deus ex machina et se pose parmi eux.

Hermès

Salut à vous mortels, pouvez vous m'indiquer
La demeure où réside un dénommé Chrémyle ?

Le sycophante (à Chrémyle)

Vois, tu n'es à présent plus qu'un homme traqué
Avec pour seul allié ton esclave servile.

(désignant Chrémyle à Hermès)

Tu arrives à temps ô messager des dieux
Pour assener un coup fatal à ce complot
Celui que tu vois là est l'homme que tu veux
Des vengeances de Zeus dresse-lui le tableau.

Hermès

Ah ne me parlez pas de ce mauvais payeur !
J'ai fait pour cet ingrat mon ultime mission
Auprès d'Héphaïstos le bon dieu ferrailleur
Et je cherche à présent une autre position.
D'ailleurs Héphaïstos pense bien comme moi
Et il a refusé de lui faire crédit
Pour remplir à nouveau de foudres son carquois
Car chacun sais que Zeus n'a plus un seul radis.

Chrémyle

Quelle est donc la raison, Hermès, de ta visite ?

Hermès

Je suis venu te voir car on dit que chez toi
On embauche à présent des hommes de mérite
Et j'aimerais trouver un emploi sous ton toit.
Mes références sont, ma foi, fort excellentes.
Je connais bien mon monde et suis reçu partout.
Mes sandales pour toi seront fort diligentes
Et pourront prestement t'emporter n'importe où.

Chrémyle

Hermès, je veux bien te prendre à mon service
Nous parlerons tantôt seul à seul de pécune
Mais il faut à présent retourner à l'office
Pour préparer l'apothéose de Fortune.

Le sycophante (à Chrémyle)

Ne te réjouis pas trop tôt de ta victoire
Car j'ai fait avec moi venir Néoclidès
Pour qu'il puisse énoncer l'acte réquisitoire
Et t'appliquer la loi dans toute sa rudesse !

Néoclidès

Chrémyle, où es-tu ?

Carion (le fait tourner en rond)

Par là !

Le sycophante (impatient)

L'accusation !

Néoclidès (montrant le sycophante)

Au nom du parlement j'accuse celui-ci
D'avoir porté atteinte à nos institutions
Et d'avoir instauré une ploutocratie.

Chrémyle

Ce que tu dis ici n'est pas la vérité.
Je suis un démocrate et un bon citoyen
Et contre la cité je n'ai point comploté.
Ce sont là des propos de bas politicien !

Le sycophante (à Néoclidès)

Il te manque à présent du respect qu'on te doit
Souffriras-tu longtemps ses propos infamants ?

(à Chrémyle)

Tu vas bientôt goûter aux rigueurs de la loi
Et tu vas les payer, tes crimes, chèrement !

Chrémyle

Quel crime ai-je commis en rendant chacun riche ?
Si chaque citoyen est à présent comblé
Tout un chacun pourra, sans qu'il n'y ait de triche,
Parler d'une parole égale à l'assemblée !

Néoclidès (cherchant Chrémyle à tâtons)

Mais chacun n'est point riche et tu vois à présent
L'état où je me trouve avili et réduit !

Chrémyle

Celui qui reste pauvre était un malfaisant,
Mais il peut s'amender. Cela ne tiens qu'à lui.

Néoclidès

Tes propos diffamants vont te coûter fort cher.
Soldat, saisis cet homme et met le en prison !

(il veut montrer Chrémyle mais Carion le fait pivoter sur lui-même et il désigne le sycophante ; étourdi, Néoclidès titube)

Le soldat (hésitant)

Mais lequel est celui que tu veux mettre aux fers ?

Carion (au soldat)

Personne. Tu vois bien qu'il n'a plus sa raison !

Le soldat

Je crois que tu dis vrai, le voilà qui chancelle !

Carion

Il boit pour oublier sans doute ses malheurs !

Néoclidès (au soldat)

Faudra-t-il que mon ordre ainsi je renouvelle ?
Arrête, je te dis, cet homme là sur l'heure !

(Néoclidès s'agrippe au sycophante croyant avoir trouvé Chrémyle)

Le sycophante

Hé ! Qu'est-ce que...

Néoclidès (le bâillonne)

Soldat ! Obéis à mon ordre !

Carion (au soldat)

Va donc brave soldat. Fais vite ton devoir !
Mais prend garde à cet homme : il pourrait bien te mordre
Et sa morsure est plus venimeuse qu'un dard !

Le soldat (s'emparant du sycophante)

Suis-moi sans dire un mot, coquin, ou je te perce !

Le sycophante

Comment ? Ce n'est pas moi que tu dois arrêter !

Carion (au soldat)

Soldat, n'écoute pas le chant dont il te berce !

Le soldat (bâillonne le Sycophante)

Avance maintenant. Cesse de gigoter !

(le soldat sort par la ruelle de gauche poussant le sycophante devant lui)

Carion

Pas de pitié soldat !

Néoclidès (sortant après eux)

Hourra ! Justice est faite !

Chrémyle

Nous voilà à présent débarrassés des sots
Qui nous empêchaient de préparer notre fête !
Faisons monter Fortune à bord de ce vaisseau.

(il désigne la charrette)

 

(les laboureurs, richement vêtus, sortent de la maison et se disposent autour de la charrette)

Acte III Scène VII

Les même plus les laboureurs, Aspasie, puis Fortune.

Aspasie (sortant de la maison vêtue d'une robe brodée)

Mes amis, la voilà, la déesse prodigue,
Celle à qui nous devons notre métamorphose !

(Fortune apparaît au seuil de la maison, somptueuse et portant ses attributs : une roue et une corne d'abondance)

Chrémyle

Dans ce vaisseau chargé de pommes et de figues
Monte afin de te rendre à ton apothéose !

(Fortune monte sur la charrette)

Le prêtre de Zeus

Fortune, accepte que ton humble serviteur
Te mène de ce pas sur le lieu de ton sacre
Autrefois dédié au Zeus triomphateur
Et que dorénavant je veux qu'on te consacre !

Fortune

Il en sera ainsi ! Tu seras mon grand prêtre
Et tu présideras à mon apothéose
Afin qu'aux yeux de tous je puisse enfin renaître
Et qu'un ordre nouveau à l'univers s'impose.

(elle montre la salle)

En avant mes amis ! Je vois là bas la foule
Qui déjà nous attend, impatiente et nombreuse
Dont le cortège immense à présent se déroule
D'ici à l'acropole en boucles somptueuses.

(le cortège se met en marche derrière le prêtre de Zeus)

Chrémyle (regardant la salle)

Je veux, le cœur léger, donner à tous ces hommes
La joie et le bonheur qu'ils ont tant espérés !
Allons répondre à la ferveur qui les consomme,
Fortune, car ils sont venus te célébrer !

(ils sortent tous en procession par la ruelle de droite)

(rideau)

 

Compliment (à ne jouer que si les rappels trissent)

Chrémyle et Fortune seuls.

Chrémyle (prend Fortune par la main et la présente au public)

Sans nulle prétention l'auteur de ces refrains
A bravé la césure, affronté l'hémistiche
Et bien qu'il soit le fils d'un vrai Alexandrin
A commis cependant quelques rimes postiches.
Noble spectateur soit miséricordieux
Et ne prends pas offense à ces quelques travers
Si tu t'es amusé n'exige point des dieux
Ou bien de Thalia vengeance pour ces vers.
Prince as-tu bien goûté le divertissement
Et à rire parfois aussi t'es-tu surpris ?
Offre-nous sans compter tes applaudissements
Car en retour ce soir Fortune te sourit !

(Chrémyle salue pendant que Fortune sourit à chacun)

(rideau)

 

 

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