De natura deorum – Liber I (XXI à XXX)

Document PDF à télécharger Ugo Bratelli, participant actif aux forums de langues anciennes, est l'auteur de la traduction du troisième livre du De natura deorum, traduction française qui est d'ailleurs la première depuis plus d'un demi-siècle !
Le troisième livre du De natura deorum est téléchargeable dans une version PDF PDF pour en faciliter la consultation et l'impression.
 

Pars XXI

[LVII] Tum Cotta comiter, ut solebat : Atqui, inquit, Vellei, nisi tu aliquid dixisses, nihil sane ex me quidem audire potuisses. Mihi enim non tam facile in mentem venire solet, quare verum sit aliquid, quam quare falsum ; idque cum saepe, tum, cum te audirem, paulo ante contigit. Roges me, qualem naturam deorum esse ducam, nihil fortasse respondeam ; quaeras, putemne talem esse, qualis modo a te sit exposita, nihil dicam mihi videri minus. Sed ante quam adgrediar ad ea, quae a te disputata sunt, de te ipso dicam quid sentiam.
[57] Alors Cotta, aimablement, comme il en avait l'habitude dit : « et pourtant Velleius, si tu n'avais rien dit, tu n'aurais rien assurément pu entendre raisonnablement de moi. En effet, il n'est pas habituel que me vienne aussi facilement à l'esprit la raison pour laquelle quelque chose est vraie que celle pour laquelle elle est fausse ; et cela arrive alors aussi souvent, que lorsque je t'ai entendu peu auparavant. Tu me demanderais quelle est la nature des dieux, je dirais : il se pourrait que je ne répondisse rien ; tu chercherais à savoir si je je pense qu'elle est telle, qu'elle a été exposé par toi à l'instant : je dirais que rien ne me semble moins vrai...
[LVIII] Saepe enim de familiari illo tuo videor audisse, cum te togatis omnibus sine dubio anteferret et paucos tecum Epicureos e Graecia compararet, sed, quod ab eo te mirifice diligi intellegebam, arbitrabar illum propter benivolentiam uberius id dicere. Ego autem, etsi vereor laudare praesentem, iudico tamen de re obscura atque difficili a te dictum esse dilucide, neque sententiis solum copiose, sed verbis etiam ornatius, quam solent vestri.
[58] En effet, il me semble avoir souvent entendu parler de L. Crassus, celui qui t'est proche, puisqu'il te préférait indubitablement à tous ceux qui ont porté la toge, et qu'ils comparaient quelques Épicuriens issus de Grèce avec toi, parce que je comprenais que tu étais étonnamment distingué par celui-ci, je l'ai entendu celui-ci dire cela trop abondamment en raison de sa bienveillance. Or moi, même si j'appréhende de faire ta louange, toi présent, je juge cependant que tu as parlé avec éclat d'un sujet difficile et obscur, non seulement avec abondance par tes idées, mais plus encore avec du style dans les propos, comme les vôtres en ont l'habitude.
[LIX] Zenonem, quem Philo noster coryphaeum appellare Epicureorum solebat, cum Athenis essem, audiebam frequenter, et quidem ipso auctore Philone, credo, ut facilius iudicarem, quam illa bene refellerentur, cum a principe Epicureorum accepissem, quem ad modum dicerentur. Non igitur ille, ut plerique, sed isto modo, ut tu, distincte, graviter, ornate. Sed quod in illo mihi usu saepe venit, idem modo, cum te audirem, accidebat, ut moleste ferrem tantum ingenium – bona venia me audies – in tam leves, ne dicam in tam ineptas sententias incidisse.
[59]
[LX] Nec ego nunc ipse aliquid adferam melius. Ut enim modo dixi, omnibus fere in rebus, sed maxime in physicis, quid non sit, citius, quam quid sit, dixerim.
[60] Pas même moi, en ce moment, je ne pourrai proposer quelque chose de mieux. Comme je viens de le dire, dans presque tous les domaines, et plus particulièrement dans celui de la physique, je serais plus prompt à dire ce qui n'est pas vrai que ce qui est vrai.
 

Pars XXII

Roges me, quid aut quale sit deus, auctore utar Simonide, de quo cum quaesivisset hoc idem tyrannus Hiero, deliberandi sibi unum diem postulavit ; cum idem ex eo postridie quaereret, biduum petivit ; cum saepius duplicaret numerum dierum admiransque Hiero requireret, cur ita faceret, « Quia, quanto diutius considero », inquit, « tanto mihi res videtur obscurior ». Sed Simoniden arbitror – non enim poeta solum suavis, verum etiam ceteroqui doctus sapiensque traditur –, quia multa venirent in mentem acuta atque subtilia, dubitantem, quid eorum esset verissimum, desperasse omnem veritatem.
Tu me demandes ce que peut-être dieu, et quelle peut être sa nature. Je suivrai l'exemple de Simonide. Quand le tyran Hiéron lui posa cette question, il sollicita, pour répondre, un jour de réflexion ; le jour suivant, quand Hiéron réitéra sa question, il en réclama deux. Et comme Simonide continuait à doubler le nombre des jours, Hiéron, surpris, lui demanda la raison de son comportement : « Parce que plus je réfléchis, plus la question me paraît obscure » répondit Simonide. Sans doute Simonide – qui, comme chacun sait, ne fut pas seulement un poète délicat, mais aussi un homme profond et cultivé dans de nombreux domaines – finit par douter de toute vérité, précisément parce que de nombreuses solutions, pénétrantes et subtiles, se présentaient à son esprit, sans qu'il pût établir laquelle était la plus vraie.
[LXI] Epicurus vero tuus – nam cum illo malo disserere quam tecum – quid dicit, quod non modo philosophia dignum esset, sed mediocri prudentia ? Quaeritur primum in ea quaestione, quae est de natura deorum, sintne di necne sint. Difficile est negare. Credo, si in contione quaeratur, sed in huius modi sermone et consessu facillimum. Itaque ego ipse pontifex, qui caerimonias religionesque publicas sanctissime tuendas arbitror, is hoc, quod primum est, esse deos, persuaderi mihi non opinione solum, sed etiam ad veritatem plane velim. Multa enim occurrunt, quae conturbent, ut interdum nulli esse videantur.
[61] Mais ton Épicure – je préfère discuter avec lui plutôt qu'avec toi –, qu'a-t-il affirmé, qui soit digne, pas seulement de la philosophie, mais du bon sens ? Pour ce qui est de notre recherche sur la nature des dieux, la première question est de savoir si les dieux existent, ou bien s'ils n'existent pas. « Il est difficile de le nier. » Sûrement, à condition que cette question soit posée au sein d'une assemblée. Dans une conversation comme celle-ci, et dans une réunion comme la nôtre, entre amis, c'est très facile. C'est pourquoi moi-même qui, en ma qualité de pontife, estime que les cérémonies et le culte public doivent être respectés scrupuleusement, je voudrais être convaincu de ce principe fondamental de l'existence des dieux, non seulement sur la base d'une croyance, mais sur celle d'une vérité établie. De fait, maintes pensées me viennent à l'esprit, qui me troublent, au point que parfois il me semble que les dieux n'existent pas.
[LXII] Sed vide, quam tecum agam liberaliter ; quae communia sunt vobis cum ceteris philosophis, non attingam, ut hoc ipsum ; placet enim omnibus fere mihique ipsi in primis deos esse. Itaque non pugno ; rationem tamen eam, quae a te adfertur, non satis firmam puto.
[62] Mais vois combien je suis généreux à ton égard : je ne toucherai pas aux principes que vous partagez avec d'autres écoles, ainsi celui-ci : l'existence des dieux est un fait accepté de presque tout le monde, de moi le premier ; c'est pourquoi je ne le discute pas. J'estime cependant que l'explication que tu en donnes n'est pas convaincante.
 

Pars XXIII

Quod enim omnium gentium generumque hominibus ita videretur, id satis magnum argumentum esse dixisti, cur esse deos confiteremur. Quod cum leve per se, tum etiam falsum est. Primum enim unde tibi notae sunt opiniones nationum ? Equidem arbitror multas esse gentes sic inmanitate efferatas, ut apud eas nulla suspicio deorum sit.
Tu as déclaré que, sur ce point, le consensus de l'ensemble des peuples et des races est un argument valide pour nous amener à admettre l'existence des dieux. Mais cet argument, en plus d'être fragile, est faux également. En premier lieu, que sais-tu de ce que pensent les peuples ? J'estime qu'il y a des peuples si enfoncés dans la barbarie, qu'ils ne soupçonnent même pas l'existence des dieux.

[LXIII] Quid ? Diagoras, atheos qui dictus est, posteaque Theodorus nonne aperte deorum naturam sustulerunt ? Nam Abderites quidem Protagoras, cuius a te modo mentio facta est, sophistes temporibus illis vel maximus, cum in principio libri sic posuisset : « De divis, neque ut sint neque ut non sint, habeo dicere », Atheniensium iussu urbe atque agro est exterminatus librique eius in contione combusti. Ex quo equidem existimo tardiores ad hanc sententiam profitendam multos esse factos, quippe cum poenam ne dubitatio quidem effugere potuisset. Quid de sacrilegis, quid de impiis periurisque dicemus ?

Tubulus si Lucius umquam,
Si Lupus aut Carbo, Neptuni filius,

ut ait Lucilius, putasset esse deos, tam periurus aut tam inpurus fuisset ?

[63] Et que penser de Diagoras, dit l'athée, et, à une époque plus récente, de Théodore ? N'ont-ils peut-être pas nié ouvertement la nature divine ? Considérons le cas de Protagoras d'Abdère, que tu as mentionné tout à l'heure, et qui fut sans aucun doute le plus grand parmi les sophistes de son temps : à cause d'une phrase placée au début de son livre : « À propos des dieux, je ne saurais dire s'ils existent ou s'ils n'existent pas », il fut exilé de la cité et du territoire, sur l'ordre des Athéniens, et ses œuvres furent brûlées en public. Alors, j'estime que nombreux sont ceux qui devinrent réticents à professer cette doctrine, étant donné que pas même le doute sur cette question ne permet d'échapper au châtiment. Que dire ensuite des sacrilèges, des impies et des parjures ? « Si jamais un Lucius Tubulus, si un Lupus ou un Carbon ou un fils de Neptune », comme dit Lucilius, avait cru dans les dieux, se serait-il entaché de tant de parjures et de tant de crimes ?
[LXIV] Non est igitur tam explorata ista ratio ad id, quod vultis, confirmandum, quam videtur. Sed quia commune hoc est argumentum aliorum etiam philosophorum, omittam hoc tempore ; ad vestra propria venire malo.
[64] Le raisonnement que vous suivez, pour démontrer votre thèse, n'a donc pas cette force probatoire qu'il offre à première vue. Mais comme cet argument est commun aussi aux autres philosophes, pour le moment je le laisserai de côté. Je préfère passer à l'examen des théories propres à votre École.
[LXV] Concedo esse deos ; doce me igitur, unde sint, ubi sint, quales sint corpore, animo, vita ; haec enim scire desidero. Abuteris ad omnia atomorum regno et licentia ; hinc, quodcumque in solum venit, ut dicitur, effingis atque efficis. Quae primum nullae sunt. Nihil est enim quod vacet corpore ; corporibus autem omnis obsidetur locus ; ita nullum inane, nihil esse individuum potest.
[65] Je veux bien accorder que les dieux existent ; apprends-moi donc quelle est leur origine, où ils se trouvent, et de quelle sorte sont leur corps, leur esprit, leur vie ; voilà, en effet, ce que je désire savoir. Tu fais un usage généreux du pouvoir et de la liberté des atomes ; c'est d'eux que tu tires matière pour peindre, et pour produire, tout ce qui se présente à tes pieds – comme on dit. Tout d'abord, ces éléments ne sont rien. N'est rien, en effet, ce qui n'a pas de corps. Or, tout espace est envahi de corps ; ainsi il ne peut exister aucun vide, il ne peut exister aucun être insécable.
 

Pars XXIV

[LXVI] Haec ego nunc physicorum oracula fundo, vera an falsa, nescio, sed veri tamen similiora quam vestra. Ista enim flagitia Democriti sive etiam ante Leucippi, esse corpuscula quaedam levia, alia aspera, rotunda alia, partim autem angulata, hamata quaedam et quasi adunca, ex his effectum esse caelum atque terram nulla cogente natura, sed concursu quodam fortuito, hanc tu opinionem, C. Vellei, usque ad hanc aetatem perduxisti, priusque te quis de omni vitae statu quam de ista auctoritate deiecerit ; ante enim iudicasti Epicureum te esse oportere, quam ista cognovisti. Ita necesse fuit aut haec flagitia concipere animo aut susceptae philosophiae nomen amittere.
[66] En réalité, moi, je soutiens ces oracles des physiciens : qu'ils soient vrais ou qu'ils soient faux, je l'ignore ; mais ils sont toujours plus vraisemblables que les vôtres. En effet, ces inepties de Démocrite – ou encore, avant lui, de Leucippe : que certains corpuscules sont lisses, d'autres rugueux, d'autres arrondis, mais que, quelquefois, ils sont anguleux et crochus, et certains, incurvés, et presque recourbés, que ce sont eux qui ont produit le ciel et la terre, sans nécessité naturelle, mais par un assemblage hasardeux. Cette opinion, Caius Velleius, est celle dans laquelle tu as persisté jusqu'à ce jour, et on t'aurait jeté dans la plus complète détresse, plutôt que de te faire renoncer à cet avis-là. En effet, tu as estimé que tu devais être Épicurien, avant même de connaître ces théories : ainsi, tu t'es mis dans l'obligation, soit d'admettre dans ton esprit ces inepties, soit de renoncer à porter le nom d'une philosophie suspecte.
[LXVII] Quid enim mereas, ut Epicureus esse desinas ? Nihil equidem, inquis, ut rationem vitae beatae veritatemque deseram. Ista igitur est veritas ? Nam de vita beata nihil repugno, quam tu ne in deo quidem esse censes, nisi plane otio langueat. Sed ubi est veritas ? In mundis, credo, innumerabilibus omnibus minimis temporum punctis aliis nascentibus, aliis cadentibus. An in individuis corpusculis tam praeclara opera nulla moderante natura, nulla ratione fingentibus ? Sed oblitus liberalitatis meae, qua tecum paulo ante uti coeperam, plura complector. Concedam igitur ex individuis constare omnia.
[67] Que gagnerais-tu, en fait, à renoncer à l'épicurisme ? « Moi, mais je ne gagnerais rien, dis-tu, à abandonner la cause du bonheur, et la vérité ! » Donc c'est cela, la vérité ? Car pour ce qui est du bonheur – dont, selon toi, même un dieu ne jouit pas, à moins de se laisser aller à une parfaite oisiveté – je n'ai rien contre. Mais, la vérité, où est-elle ? Est-ce, je pense, dans les mondes innombrables, les uns naissant, les autres mourant, en de minuscules instants ? À moins qu'elle ne soit dans les corpuscules insécables, qui créent de tels chefs-d'œuvre, sans aucune conduite de la nature, et sans raison ? Mais j'oublie la générosité que je t'ai promise tout à l'heure en prenant la parole, et j'embrasse plusieurs sujets. Donc, admettons que j'accorde que tout est constitué d'éléments indivisibles ; à quoi bon ?
[LXVIII] Quid ad rem ? deorum enim natura quaeritur. Sint sane ex atomis ; non igitur aeterni. Quod enim ex atomis, id natum aliquando est ; si natum, nulli dei ante quam nati ; et si ortus est deorum, interitus sit necesse est, ut tu paulo ante de Platonis mundo disputabas. Ubi igitur illud vestrum beatum et aeternum ? quibus duobus verbis significatis deum ; quod cum efficere vultis, in dumeta conrepitis. Ita enim dicebas, non corpus esse in deo, sed quasi corpus, nec sanguinem, sed tamquam sanguinem.
[68] En effet, il est question de la nature des dieux. Admettons qu'ils soient faits d'atomes ; ils ne sont donc pas éternels. En effet, parce qu'un corps est fait d'atomes, il faut qu'il soit né à un moment ou à un autre ; s'il y a eu naissance, il n'y a pas eu de dieux avant qu'ils ne naissent ; et s'il y a apparition des dieux, il est nécessaire qu'il y ait destruction – comme toi-même, tout à l'heure, l'as dit au sujet du monde de Platon, que tu discutais. Où sont-ils donc, votre bonheur, et votre éternité – les deux mots dont vous vous servez pour faire comprendre ce qu'est un dieu ? C'est que, quand vous voulez y arriver, vous vous faufilez dans des buissons d'épines. Regarde : tu disais qu'il n'y avait pas de corps en un dieu, mais un quasi-corps, et pas de sang, mais une sorte de sang.
 

Pars XXV

[LXIX] Hoc persaepe facitis, ut, cum aliquid non veri simile dicatis et effugere reprehensionem velitis, adferatis aliquid, quod omnino ne fieri quidem possit, ut satius fuerit illud ipsum, de quo ambigebatur, concedere quam tam inpudenter resistere. Velut Epicurus cum videret, si atomi ferrentur in locum inferiorem suopte pondere, nihil fore in nostra potestate, quod esset earum motus certus et necessarius, invenit, quo modo necessitatem effugeret, quod videlicet Democritum fugerat ; ait atomum, cum pondere et gravitate derecto deorsus feratur, declinare paululum.
[69] Voilà ce que vous faites sans cesse : quand vous proférez une opinion douteuse, et que vous voulez fuir la réprobation, vous apportez une explication, absolument impossible, de sorte qu'il vaut mieux mieux lâcher ce qui donnait matière à controverse, plutôt que de tenir bon aussi effrontément. Par exemple, Épicure, qui voyait bien que si les atomes étaient emportés dans le sens inférieur par leur propre poids, rien ne serait en notre pouvoir, leur mouvement étant réglé par la nécessité, trouva le moyen d'échapper à cette nécessité – ce que Démocrite, de toute évidence, avait évité : puisque l'atome est porté vers le bas par sa masse et sa pesanteur, il dit qu'il dévie un peu.
[LXX] Hoc dicere turpius est quam illud, quod vult, non posse defendere. Idem facit contra dialecticos ; a quibus cum traditum sit in omnibus diiunctionibus, in quibus « aut etiam aut non » poneretur, alterum utrum esse verum, pertimuit, ne, si concessum esset huius modi aliquid : « Aut vivet cras aut non vivet Epicurus », alterutrum fieret necessarium, totum hoc « aut etiam aut non » negavit esse necessarium ; quo quid dici potuit obtusius ? Urguebat Arcesilas Zenonem, cum ipse falsa omnia diceret, quae sensibus viderentur, Zenon autem non nulla visa esse falsa, non omnia. Timuit Epicurus, ne, si unum visum esset falsum, nullum esset verum : omnis sensus veri nuntios dixit esse. Nihil horum nimis callide ; graviorem enim plagam accipiebat, ut leviorem repelleret.
[70] Ce qui est plus extravagant que l'idée qu'il veut ne pas pouvoir défendre. Il fait de même contre les dialecticiens ; comme ils enseignèrent que dans toutes les disjonctions, dans lesquelles on admet « soit le oui, soit le non », l'une des deux parties était vraie, il trembla de crainte que, si l'on avait avancé quelque chose du genre : « soit Épicure sera en vie demain, soit il ne le sera pas », l'une des deux propositions ne s'imposât : il nia que s'imposât l'alternative « soit oui soit non » toute entière ; qu'aurait-on pu dire de plus stupide que cela ? Arcésilas pressait Zénon, en disant que, pour lui, tout ce qui était perçu par les sens était faux, alors que Zénon soutenait que si une part avait paru fausse, tout ne l'était pas ; Épicure craignit que, si une seule chose avait paru fausse, plus rien ne fût vrai : il dit que tous les sens étaient les messagers du vrai. Il ne soutenait aucune position si ce n'est la plus absurde, et avec vigueur ; il recevait en effet une plus grave blessure, pour en repousser une plus légère.
[LXXI] Idem facit in natura deorum ; dum individuorum corporum concretionem fugit, ne interitus et dissipatio consequatur, negat esse corpus deorum, sed tamquam corpus, nec sanguinem, sed tamquam sanguinem.
[71] Il fait de même au sujet de la nature des dieux : en s'éloignant de l'idée de corps insécables – afin de ne pas conclure à leur mort et à leur anéantissement – il dit qu'il n'y a pas de corps divin, mais une sorte de corps, ni du sang, mais une sorte de sang.
 

Pars XXVI

Mirabile videtur, quod non rideat haruspex, eum haruspicem viderit ; hoc mirabilius, quod vos inter vos risum tenere possitis. « Non est corpus, sed quasi corpus. » Hoc intellegerem quale esset, si in ceris fingeretur aut fictilibus figuris ; in deo quid sit « quasi corpus » aut « quasi sanguis », intellegere non possum ; ne tu quidem, Vellei, sed non vis fateri.
Il serait étonnant qu'un haruspice ne rie pas, s'il voyait un haruspice ; est-ce que ceci est plus étonnant que le fait que vous puissiez vous retenir de rire entre vous ? « Ce n'est pas un corps, mais un quasi-corps » : je comprendrais quelle est sa nature, s'il était représenté en figures de cire ou d'argile ; dans un dieu, ce qui est presque un corps ou ce ce qui est presque du sang, cela, je n'arrive pas à le comprendre. Et pas même toi, Velleius ! Mais tu ne veux pas le reconnaître.
[LXXII] Ista enim a vobis quasi dictata redduntur, quae Epicurus oscitans halucinatus est, cum quidem gloriaretur, ut videmus in scriptis, se magistrum habuisse nullum. Quod ei non praedicanti tamen facile equidem crederem, sicut mali aedificii domino glorianti se architectum non habuisse ; nihil enim olet ex Academia, nihil ex Lycio, nihil ne e puerilibus quidem disciplinis. Xenocraten audire potuit, quem virum, di inmortales ! et sunt qui putent audisse ; ipse non vult ; credo plus nemini. Pamphilum quendam, Platonis auditorem, ait a se Sami auditum ; ibi enim adulescens habitabat cum patre et fratribus, quod in eam pater eius Neocles agripeta venerat ; sed cum agellus eum non satis aleret, ut opinor, ludi magister fuit.
[72] Vous répétez, comme sous la dictée, les rêves qu'Épicure a faits la bouche ouverte. Puisqu'il se glorifiait, assurément, comme nous le voyons dans ses écrits, de n'avoir eu aucun maître. Et, même s'il ne s'en vantait pas, je le croirais néanmoins, j'en suis sûr, sans difficulté, de même que je croirais le propriétaire d'une maison mal faite, qui se vanterait de ne pas avoir eu d'architecte ; on n'y sent, en effet, aucun parfum Académique, aucune senteur de Lycée, aucune odeur même d'études d'enfants. Il aurait pu écouter Xénocrate – lui que les dieux immortels écoutent –, et il en est qui pensent qu'il l'a écouté ; lui ne le veut pas : je le crois, plus que personne. Il dit que Pamphile, un auditeur de Platon, a été écouté de lui à Samos – c'est là, en effet, qu'il habitait, avec son père et son frère, quand il était jeune homme, parce que son père Néoclès y était venu pour obtenir un lot de terre, mais comme son petit lopin ne suffisait pas à le nourrir, il fut, je crois, maître d'école –;
[LXXIII] Sed hunc Platonicum mirifice contemnit Epicurus ; ita metuit, ne quid umquam didicisse videatur. In Nausiphane Democriteo tenetur ; quem cum a se non neget auditum, vexat tamen omnibus contumeliis. Atqui si haec Democritea non audisset, quid audierat ? quid est in physicis Epicuri non a Democrito ? Nam etsi quaedam commutavit, ut quod paulo ante de inclinatione atomorum dixi, tamen pleraque dicit eadem, atomos, inane, imagines, infinitatem locorum innumerabilitatemque mundorum, eorum ortus, interitus, omnia fere, quibus naturae ratio continetur. Nunc istuc « quasi corpus » et « quasi sanguinem » quid intellegis ?
[73] mais Épicure méprise prodigieusement ce Platonicien : il craint de paraître ainsi avoir jamais appris quelque chose. Il est surpris en compagnie de Nausiphane, disciple de Démocrite ; et comme il ne nie pas l'avoir écouté, il l'accable cependant de toutes les injures. Et pourtant, s'il n'avait pas écouté ces enseignements de Démocrite, qu'avait-il écouté, et qu'y a-t-il dans la physique d'Épicure, qui ne soit pas de Démocrite ? Car même s'il a changé certaines choses, comme ce que j'ai dit tout à l'heure au sujet de l'inclinaison des atomes, la plupart de ses dires sont identiques : les atomes, le vide, les images, l'infinité des lieux et le caractère innombrable des mondes, et leur naissance, leur mort, à peu près tout ce dans quoi se trouve la théorie de la nature. Maintenant, qu'entends-tu par ce quasi-corps et ce quasi-sang ?
[LXXIV] Ego enim te scire ista melius quam me non fateor solum, sed etiam facile patior ; cum quidem semel dicta sunt, quid est, quod Velleius intellegere possit, Cotta non possit ? Itaque corpus quid sit, sanguis quid sit, intellego, quasi corpus et quasi sanguis quid sit, nullo prorsus modo intellego. Neque tu me celas, ut Pythagoras solebat alienos, nec consulto dicis occulte tamquam Heraclitus, sed – quod inter nos liceat – ne tu quidem intellegis.
[74] Moi, en effet, non seulement j'avoue que tu sais ces choses mieux que moi, mais encore je le supporte facilement ; bon, une fois cela dit, qu'y a-t-il que Velleius puisse comprendre, et que Cotta ne puisse ? C'est pourquoi ce qu'est le corps, ce qu'est le sang, je le comprends ; ce que sont le quasi-corps et le quasi-sang, je ne le comprends absolument pas, d'aucune manière. Et tu ne me tiens pas dans l'ignorance, comme Pythagore le faisait aux autres, et tu ne parles pas avec une obscurité intentionnelle, comme Héraclite, mais – nous sommes entre nous, disons-le – pas même toi ne comprends.
 

Pars XXVII

[LXXV] Illud video pugnare te, species ut quaedam sit deorum, quae nihil concreti habeat, nihil solidi, nihil expressi, nihil eminentis, sitque pura, levis, perlucida. Dicemus igitur idem, quod in Venere Coa : corpus illud non est, sed simile corporis, nec ille fusus et candore mixtus rubor sanguis est, sed quaedam sanguinis similitudo ; sic in Epicureo deo non res, sed similitudines rerum esse. Fac id, quod ne intellegi quidem potest, mihi esse persuasum ; cedo mihi istorum adumbratorum deorum liniamenta atque formas.
[75] Je vois que tu te bats pour qu'il y ait un aspect extérieur des dieux, qui n'ait rien de compact, rien de solide, sans relief, sans saillie, et qui soit pur, léger, transparent. Nous dirons donc la même chose que de la Vénus de Cos : ce n'est pas un corps, mais une semblance de corps, et ce rouge diffus et mêlé dans le blanc n'est pas du sang, mais quelque semblance de sang ; de même, nous dirons que dans le dieu d'Épicure, il n'y a pas de réalité, mais des apparences de réalité. Fais en sorte que ce qui n'est même pas compréhensible, je puisse m'en persuader ; montre-moi les contours et les formes de ces dieux esquissés.
[LXXVI] Non deest hoc loco copia rationum, quibus docere velitis humanas esse formas deorum ; primum quod ita sit informatum anticipatumque mentibus nostris, ut homini, cum de deo cogitet, forma occurrat humana ; deinde quod, quoniam rebus omnibus excellat natura divina, forma quoque esse pulcherrima debeat, nec esse humana ullam pulchriorem ; tertiam rationem adfertis, quod nulla alia figura domicilium mentis esse possit.
[76] Et sur ce point l'abondance de raisons par lesquelles vous voudriez enseigner que les formes des dieux sont humaines ne manquent pas ; premièrement, on a façonné nos esprits par avance de telle façon que, lorsque l'homme pense au dieu, se présente à lui une forme humaine ; ensuite, parce que – la nature divine étant parfaite en tout – sa forme aussi doit être la plus belle, et qu'aucune n'est plus belle que l'humaine ; vous apportez comme troisième raison que dans aucune autre structure il ne peut y avoir le siège de la pensée.
[LXXVII] Primum igitur quidque considera quale sit ; arripere enim mihi videmini quasi vestro iure rem nullo modo probabilem. Omnino quis tam caecus in contemplandis rebus umquam fuit, ut non videret species istas hominum conlatas in deos aut consilio quodam sapientium, quo facilius animos imperitorum ad deorum cultum a vitae pravitate converterent, aut superstitione, ut essent simulacra, quae venerantes deos ipsos se adire crederent ? Auxerunt autem haec eadem poetae, pictores, opifices ; erat enim non facile agentis aliquid et molientis deos in aliarum formarum imitatione servare. Accessit etiam ista opinio fortasse, quod homini homine pulchrius nihil videbatur. Sed tu hoc, physice, non vides, quam blanda conciliatrix et quasi sui sit lena natura ? An putas ullam esse terra marique beluam, quae non sui generis belua maxime delectetur ? Quod ni ita esset, cur non gestiret taurus equae contrectatione, equus vaccae ? An tu aquilam aut leonem aut delphinum ullam anteferre censes figuram suae ? Quid igitur mirum, si hoc eodem modo homini natura praescripsit, ut nihil pulchrius quam hominem putaret, eam esse causam, cur deos hominum similis putaremus ?
[77] Donc, premièrement, considère ce que vaut chaque argument ; vous me semblez en effet vous emparer, comme si vous faisiez usage de votre droit, d'un raisonnement complètement invraisemblable. Premièrement, qui, parmi tous les hommes, fut jamais assez aveugle en regardant la nature, pour ne pas voir que l'aspect extérieur des hommes a été appliqué aux dieux soit suivant quelque avis des philosophes, afin de détourner plus facilement les âmes des ignorants de la laideur de la vie vers le culte des dieux, soit par le besoin superstitieux qu'il y ait des représentations imagées qu'en vénérant on croie approcher les dieux eux-mêmes. Ce sont ces mêmes croyances qu'ont développées les poètes, les peintres, les artisans ; en effet, il n'aurait pas été facile que ceux qui font et qui construisent quelque chose conservent les dieux dans l'imitation d'autres formes que rien ne semble à l'homme plus beau que l'homme. Mais toi, le spécialiste de la nature, ne vois-tu pas combien la nature est une caressante entremetteuse ? À moins que tu ne penses qu'il ait aucune bête sur terre ou dans la mer, qui ne soit pas charmée par une bête de son espèce ? S'il n'en était pas ainsi, pourquoi le taureau ne brûlerait-il pas au contact d'une jument, un cheval d'une vache ? À moins que tu ne penses que l'aigle, ou le lion, ou le dauphin, préfèrent aucune autre conformation à la leur ? Qu'y a-t-il donc d'étonnant, si, de la même façon, la nature a prescrit à l'homme de ne rien trouver de plus beau que l'homme ? Nous devons en conclure que là est la raison pour laquelle nous pensons que les dieux sont semblables aux hommes.
 

Pars XXVIII

[LXXVIII] Quid censes ? si ratio esset in beluis, non suo quasque generi plurimum tributuras fuisse ? At mehercule ego – dicam enim, ut sentio – quamvis amem ipse me, tamen non audeo dicere pulchriorem esse me, quam ille fuerit taurus, qui vexit Europam. Non enim hoc loco de ingeniis aut de orationibus nostris, sed de specie figuraque quaeritur. Quodsi fingere nobis et iungere formas velimus, qualis ille maritimus Triton pingitur, natantibus invehens beluis adiunctis humano corpori, nolis esse. Difficili in loco versor. Est enim vis tanta naturae, ut homo nemo velit nisi hominis similis esse.
[78] Tu crois que si les animaux étaient dotés de raison, ils ne donneraient pas chacun la prééminence à leur propre espèce ? Mais, par Hercule, – je dirai ce que je pense –, quoique je m'estime moi-même, je n'ose toutefois pas prétendre être plus beau que ce fameux taureau qui transporta Europe ; il n'est pas question présentement de nos facultés intellectuelles ou oratoires, mais seulement de notre aspect extérieur. Mais si nous voulions créer une combinaison de formes, ne voudrais-tu pas ressembler à ce fameux Triton marin, qui est peint dans l'acte d'avancer, transporté par des monstres qui nagent, unis à un corps humain ? Je traite une question difficile : de fait, la force de la nature est telle qu'il n'est pas d'homme qui ne voudrait ressembler à un homme – et une fourmi qui ne voudrait ressembler à une fourmi.

[LXXIX] Et quidem formica formicae. Sed tamen cuius hominis ? quotus enim quisque formosus est ? Athenis cum essem, e gregibus epheborum vix singuli reperiebantur. Video, quid adriseris, sed ita tamen se res habet. Deinde nobis, qui concedentibus philosophis antiquis adulescentulis delectamur, etiam vitia saepe iucunda sunt. Naevus in articulo pueri delectat Alcaeum. At est corporis macula naevus. Illi tamen hoc lumen videbatur. Q. Catulus, huius collegae et familiaris nostri pater, dilexit municipem tuum Roscium, in quem etiam illud est eius :

Constiteram exorientem Auroram forte salutans,
Cum subito a laeva Roscius exoritur.
Pace mihi liceat, caelestes, dicere vestra,
Mortalis visus est pulchrior esse deo.

Huic deo pulchrior ; at erat, sicuti hodie est, perversissimis oculis. Quid refert, si hoc ipsum salsum illi et venustum videbatur ? Redeo ad deos.

[79] Mais à quel homme ? Combien d'hommes, de fait, sont beaux ? Quand je me trouvais à Athènes, c'est à grand-peine que dans les troupes d'éphèbes on en trouvait un – je comprends pourquoi tu souris, mais c'est ainsi. Pour nous qui, avec la permission des philosophes antiques, avons la passion des enfants, même les défauts sont souvent agréables. Alcée se délecte d'un grain de beauté sur l'un des doigts de son ami ; mais le grain de beauté est un défaut ; or cela semblait une qualité à Alcée. Quintus Catulus, le père de notre actuel collègue et ami, aima ton concitoyen Roscius, et il lui dédia ces vers :

« Je m'étais arrêté par hasard pour saluer l'aube naissante
Quand soudain Roscius sur ma gauche se lève.
Pardonnez-moi, ô, dieux, si je dis
Qu'un mortel me parut plus beau qu'un dieu. »

Roscius parut à Catulus plus beau qu'un dieu : mais il louchait, comme il louche encore aujourd'hui. Quelle importance si ce défaut lui paraissait piquant et fascinant ? Mais revenons aux dieux.

 

Pars XXIX

[LXXX] Ecquos, si non tam strabones, at paetulos esse arbitramur ? ecquos naevum habere ? ecquos silos, flaccos, frontones, capitones, quae sunt in nobis ? an omnia emendata in illis ? Detur id vobis ; num etiam una est omnium facies ? nam si plures, aliam esse alia pulchriorem necesse est. Igitur aliquis non pulcherrimus deus. Si una omnium facies est, florere in caelo Academiam necesse est ; si enim nihil inter deum et deum differt, nulla est apud deos cognitio, nulla perceptio.
[80] Je reviens aux dieux. Nous pensons que, quoique n'étant pas gravement atteints de strabisme, ils doivent tout de même l'être un peu ; que certains sont affublés de petites imperfections, qu'ils ont le nez camus, les oreilles pendantes, un front et une tête disproportionnée ? Peut-être sont-ils à l'abri de tous ces défauts qui sont le lot des hommes ? Je vous le concède ; peut-être ont-ils tous le même visage ? S'ils en possèdent plusieurs, l'un doit nécessairement être plus beau que l'autre ; ainsi un dieu peut-il être privé de la beauté suprême ; s'ils ont tous le même visage, l'Académie doit remporter un franc succès dans le ciel, parce que, s'il n'est aucune différence entre les dieux, il n'est ni connaissance ni perception parmi eux.
[LXXXI] Quid, si etiam, Vellei, falsum illud omnino est, nullam aliam nobis de deo cogitantibus speciem nisi hominis occurrere ? tamenne ista tam absurda defendes ? Nobis fortasse sic occurrit, ut dicis ; a parvis enim Iovem, Iunonem, Minervam, Neptunum, Vulcanum, Apollinem reliquosque deos ea facie novimus, qua pictores fictoresque voluerunt, neque solum facie, sed etiam ornatu, aetate, vestitu ; at non Aegyptii nec Syri nec fere cuncta barbaria ; firmiores enim videas apud eos opiniones esse de bestiis quibusdam quam apud nos de sanctissimis templis et simulacris deorum.
[81] Et si ensuite, Velleius, l'affirmation, suivant laquelle quand nous pensons au dieu, il ne se présente aucune forme autre qu'humaine, est aussi complètement fausse ? Peut-être défendras-tu une absurdité de ce genre ? Peut-être cela se présente-t-il comme tu le dis ? De fait, depuis que nous sommes petits, nous connaissons Jupiter, Junon, Minerve, Neptune, Vulcain, Apollon et les autres dieux avec cet aspect qu'ont voulu leur donner les peintres et les sculpteurs. Et pas seulement avec tel aspect, mais avec tel accoutrement, tel âge, tel vêtement. Mais cela n'est pas valable pour les Égyptiens, ni pour les Syriens ni pour tous les barbares : chez eux, tu peux voir que la croyance en certains animaux est plus profonde que celle que nous avons dans les temples les plus sacrés et dans les images des dieux.
[LXXXII] Etenim fana multa spoliata et simulacra deorum de locis sanctissimis ablata videmus a nostris ; at vero ne fando quidem auditum est crocodilum aut ibin aut faelem violatum ab Aegyptio. Quid igitur censes ? Apim illum, sanctum Aegyptiorum bovem, nonne deum videri Aegyptiis ? Tam hercle quam tibi illam vestram Sospitam, quam tu numquam ne in somnis quidem vides nisi cum pelle caprina, cum hasta, cum scutulo, cum calceolis repandis. At non est talis Argia nec Romana Iuno. Ergo alia species Iunonis Argivis, alia Lanuvinis, alia nobis. Et quidem alia nobis Capitolini, alia Afris Hammonis Iovis.
[82] Le fait est que nous voyons de nombreux temples dépouillés et des statues de dieux enlevées par nous de lieux hautement sacrés, mais en vérité, on n'a pas même ouï-dire qu'un crocodile, un ibis ou un chat ait été profané en Égypte. Pourquoi donc es-tu d'avis d'avis qu'Apis, le bœuf sacré des Égyptiens, ne semble pas être un dieu pour les Égyptiens ? Il l'est autant par Hercule que votre Sospita pour toi. De plus, tu ne la vois non plus jamais dans ton sommeil, excepté avec une peau de chèvre, une lance, un petit bouclier et des souliers à pointes relevées. Mais Junon n'a de nature ni argienne ni romaine. Donc il y a un aspect de Junon Argienne et un autre de Junon du Latium. Et assurément un aspect pour notre Jupiter Capitolin, un autre pour le Jupiter Hamon chez les Africains.
 

Pars XXX

[LXXXIII] Non pudet igitur physicum, id est speculatorem venatoremque naturae, ab animis consuetudine inbutis petere testimonium veritatis ? Isto enim modo dicere licebit Iovem semper barbatum, Apollinem semper inberbem, caesios oculos Minervae, caeruleos esse Neptuni. Et quidem laudamus Athenis Volcanum eum, quem fecit Alcamenes, in quo stante atque vestito leviter apparet claudicatio non deformis. Claudum igitur habebimus deum, quoniam de Volcano sic accepimus. Age et his vocabulis esse deos facimus, quibus a nobis nominantur ?
[83] Donc, toi, un physicien, c'est-à-dire un savant, quelqu'un qui traque la nature comme le ferait un chasseur, n'as-tu pas honte de vouloir obtenir une preuve de la vérité, d'êtres abrutis par les idées reçues ? À partir de ce moment, il sera légitime d'affirmer que Jupiter porte toujours la barbe, Apollon jamais, que Minerve a les yeux verts, que Neptune les a bleus. Davantage : nous louons la statue de Vulcain sculptée par Alcamène, qui se trouve à Athènes : le dieu, représenté debout et vêtu, est à peine affublé d'une légère claudication non dénuée de grâce. Donc, nous croirons que le dieu est boiteux, parce que telle est la tradition rapportée sur Vulcain. Et dis-moi : penses-tu que les dieux ont les noms par lesquels nous les désignons ?
[LXXXIV] At primum, quot hominum linguae, tot nomina deorum. Non enim, ut tu Velleius, quocumque veneris, sic idem in Italia Volcanus, idem in Hispania. Deinde nominum non magnus numerus ne in pontificiis quidem nostris, deorum autem innumerabilis. An sine nominibus stint ? Istud quidem ita vobis dicere necesse est ; quid enim attinet, cum una facies sit, plura esse nomina ? Quam bellum erat, Vellei, confiteri potius nescire, quod nescires, quam ista effutientem nauseare atque ipsum sibi displicere ! An tu mei similem putas esse aut tui deum ? Profecto non putas. Quid ergo ? solem dicam aut lunam aut caelum deum ? Ergo etiam beatum ? Quibus fruentem voluptatibus ? Et sapientem ? Qui potest esse in eius modi trunco sapientia ? Haec vestra sunt.
[84] Mais alors, en premier lieu, les noms des dieux sont aussi nombreux que les langages humains. Et toi, tu t'appelles Velleius, où que tu ailles ; mais Vulcain n'a pas le même nom en Italie, en Afrique, en Espagne. En outre, le nombre des noms n'est pas étendu même dans nos livres pontificaux ; or le nombre des dieux est illimité. Ou bien n'ont-ils pas de nom ? Vous êtes contraints de le reconnaître : quelle importance cette pluralité de noms, quand l'aspect est unique ? Combien plus correct c'eût été, Velleius, d'admettre ton ignorance, plutôt que de proférer de telles sornettes, et en être toi-même dégoûté ! Tu crois que la divinité est semblable à toi ou à moi ? Certainement pas. Et alors ? dirai-je que le soleil ou la lune, ou le ciel est dieu ? En ce cas, il est aussi heureux : mais de quels plaisirs jouit-il ? Et sage : quelle sagesse peut-il y avoir dans un tel être, sans tête ni membres ? Ce sont là vos théories.
[LXXXV] Si igitur nec humano visu, quod docui, nec tali aliquo, quod tibi ita persuasum est, quid dubitas negare deos esse ? Non audes. Sapienter id quidem, etsi hoc loco non populum metuis, sed ipsos deos. Novi ego Epicureos omnia sigilla venerantes ; quamquam video non nullis videri Epicurum, ne in offensionem Atheniensium caderet, verbis reliquisse deos, re sustulisse. Itaque in illis selectis eius brevibusque sententiis, quas appellatis kurias doxas, haec, ut opinor, prima sententia est : « Quod beatum et inmortale est, id nec habet nec exhibet cuiquam negotium. »
[85] Si donc la divinité ne possède pas un aspect humain, comme je l'ai démontré, ni, comme tu en es convaincu, une forme telle que je viens de le supposer, pourquoi hésites-tu à nier l'existence des dieux ? Tu n'oses pas. Et c'est un comportement sage, quoique sur ce point, ce ne soit pas le peuple que tu crains, mais les dieux eux-mêmes. Je connais des Épicuriens qui vénèrent la moindre statuette, même si je vois que, suivant l'opinion de certains, Épicure, afin d'éviter d'offenser les Athéniens, affirma l'existence des dieux en paroles, mais, dans les faits, il la nia. Dans votre recueil des brefs aphorismes que vous appelez kyriai doxai, le premier énonce, me semble-t-il, ceci : « Ce qui est heureux et immortel ne souffre pas, ni ne cause d'ennui à personne. »
 

Commentaires

Paragraphe 60

Simonide de Céos, comme beaucoup d'autres poètes de son temps (Pindare, Bacchylide) a été l'hôte de Hiéron I de Syracuse. Son séjour se situe aux environs de 476 avant J.-C.

Paragraphe 62

Lucius Tubulus est préteur en 142 avant J.-C. Il commet de nombreuses exactions. Pour éviter la honte de l'exécution capitale, il se donne la mort en absorbant du poison.
Cornelius Lentulus Lupus, adversaire de Lucilius, est consul en 157 et censeur en 147 et princeps senatus en 131.
Gaius Papirius Carbone est consul en 120. Il est impliqué dans la mort de Scipion Émilien. Il disparaît mystérieusement, exilé ou suicidé.

Le fils de Neptune est à comprendre non comme Polyphème, mais plus généralement comme un individu impie, sans foi ni loi.

Paragraphe 65

Cicéron semble reprocher aux Épicuriens de remplir les atomes de vide : quod vacet corpore inane. Cela les condamne à ne rien être. Mais les Épicuriens pensaient, au contraire, que les atomes sont pleins !

Paragraphe 75

La Vénus de Cos est un tableau d'Apelle.

Paragraphe 76

Il faut sans doute voir un hendiadyin dans ce informatum anticipatumque, mot à mot « façonné et anticipé », donc « façonné par anticipation ». L'expression n'est compréhensible en français qu'à ce prix.

Cicéron passe d'une subordonnée introduite par cum à une proposition infinitive : nec esse humana ullam pulchriorem. C'est une rupture de construction, autrement dit une anacoluthe. La syntaxe est un peu libre, dans la mesure où un coordonnant – nec – ne doit relier que deux éléments de même nature, or il n'y a pas de proposition infinitive avant celle-ci.

 

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