Relligio

De passionnants débats sur des questions philosophiques mettent notre esprit en jubilation.
 

Dans son De Rerum Natura, Lucrèce annonce :
[...] et artis
Relligionum animum nodis exsoluere pergo.

Les nœuds sont étroits, et l'auteur se donne pour tâche – pergo – de délivrer l'âme des nœuds serrés des « religions ». Le terme est usité au pluriel.

Lucrèce, pour faire rentrer le mot religio dans son hexamètre dactylique, est en outre obligé d'en allonger artificiellement la première syllabe en ajoutant un second « l ».
Le mot religio, sous n'importe quelle forme de sa déclinaison, ne peut en effet pas entrer dans le cadre de l'hexamètre dactylique et devient en conséquence relligio. Ainsi, Lucrèce entend bien utiliser ce mot et non un autre, quitte à le transformer métriquement.

Assurément, il peut d'une part allonger le « e » de religio, comme le fait Virgile pour le premier « i » du mot Italia ou d'autre part relligio peut représenter red-ligio avec assimilation, à l'image de red-do, red-eo, red-imo...
Il faut donc supposer que les mots ont mal été recopiés, car religio sans les deux « l » donne trois brèves qui se suivent, soit un tribraque, ce qui ne peut entrer dans un hexamètre dactylique. Comme à chaque fois, c'est la première syllabe qui est allongée, nous avons normalement relligio.

Étymologie

Religio est tirée par les Anciens de deux étymologies :

Aulu-Gelle écrivit d'ailleurs à ce sujet :
Falsa religione alligare alium deum pro alio nominando.

La religio serait donc pour lui une formule consacrée qui unit les dieux aux hommes, ce qui correspond à l'étymologie du premier verbe religare. Toutefois, qvec l'origine relegere, la religio serait plutôt initialement un recueil de formules religieuses colligées et d'explications sur l'accomplissement des rites religieux. Cela rejoindrait le sens primitif de la lex, recueil de lois.
Les deux étymologies me semblent donc toutes les deux être recevables. Nous ne saurions donc trancher le problème de l'origine exacte de ce mot.

Si les Anciens voient deux étymologies possibles, c'est qu'ils ressentent le mot religio comme à la fois un lien entre les hommes et les dieux mais aussi comme une attitude scrupuleuse de faire les rites – sacra de l'expression sacra facere qui a donné « sacrifier » – sans se tromper.
Néanmoins, religio n'a pas le sens de notre mot « religion », ainsi que nous le voyons dans le De Natura Deorum de Cicéron.

Quel sens prendre ?

Alors de quels artis nodis parle Lucrèce ? De quels nœuds étroits ? Même si les nœuds font plus penser à l'étymologie religare – relier –, Lucrèce veut plutôt combattre les scrupules, les craintes, les peurs... Or, cette peur, c'est-à-dire considérer les dieux comme étant irritables et coléreux, est rendue par le mot superstitio. C'est la superstitio qui traditionnellement pour un Romain, plutôt que religio, implique les craintes, les peurs, l'angoisse...

Ou alors le mot religio, au temps de Lucrèce, tend-il à prendre un sens voisin de superstitio ? Car superstitio, lui, entre dans l'hexamètre dactylique, donc ce n'est pas ce mot que veut utiliser Lucrèce mais bien religio.
Un ou deux siècles après, superstitio sera pris par les chrétiens pour désigner la « fausse religio » où religio prend son sens actuel de « religion ».

Lucrèce emploie donc le mot « religion » pour refuser l'échappatoire facile consistant à sauver la religion en rejetant ses aspects noirs dans la superstition – ce qui est « se tient au-dessus », « en surplus » ; il veut bien dire que c'est la religion elle-même qui est funeste dans les deux sens signalés, à savoir scrupules religieux ou liens entre les hommes et les dieux. Il suffit de lire le passage du sacrifice d'Iphigénie au début du chant I, qui est encadré par le mot religio. En revanche, la croyance aux dieux a une autre origine que la peur : elle est même bonne tant que nous ne leur attribuons aucune action. Dans le chant V, Lucrèce ne parle plus dans ce cas de religio, mais de pietas : « vivre comme un dieu parmi les hommes », selon la formule d'Épicure. Mais les nœuds, c'est tout ce qui nous fait croire à une action possible d'êtres plus puissants que nous, et par conséquent tout ce qui relève de la mauvaise conscience et de la servitude des âmes.

 

Ce n'est pas pour rien que Nietzsche écrivit dans l'Antéchrist (§58) :

« Il faut lire Lucrèce pour comprendre ce que combattait Épicure, c'est-à-dire non pas le paganisme, mais le « christianisme », je veux dire la perversion des âmes par les notions de faute, de châtiment et d'immortalité. Il combattait les cultes souterrains, tout le christianisme latent – nier l'immortalité était alors le véritable salut. Et Épicure aurait vaincu, car dans l'empire romain, tout esprit respectable était épicurien : c'est alors que survint Saint-Paul... »

 

C'est ce sentiment que me semble montrer du doigt Lucrèce. C'est en effet cette mauvaise conscience, ces angoisses fumeuses, qu'il faut combattre comme dans le passage du chant II où il parle de ceux qui « craignent les ténèbres comme les enfants ». Constantin et Théodose vinrent par la suite. Il est alors patent qu'il faut traduire religio par « religion », puisque cela désigne exactement ce que nous entendons par le mot même de « religion ».

 

Ce terme de religio peut aussi désigner un système de croyances et de pratiques propre à un dogme. Les Romains n'avaient pas de bible, par exemple. Chacun peut croire à ses dieux comme il l'entend. Il existe :

D'ailleurs les polémistes chrétiens tels Tertullien se font un plaisir malin de confondre les mythes des poètes avec la religion des Anciens pour mieux s'en moquer.

 

Les prêtres de la cité sont des magistrats élus et le prêtre de la religion familiale est le chef de famille – paterfamilias. Nous ne connaissons pas une telle religion de nos jours ; aussi religio n'a-t-il pas les sens que nous donnons aujourd'hui à « religion ».

Religio est très exactement « le scrupule religieux ». Mais il est bien évident qu'il est impensable de le traduire ainsi, en toute circonstance tout simplement parce qu'il est désastreux de traduire un mot unique par une glose.
La meilleure traduction est donc « religion », ou « superstition », si l'emploi du mot religio est dans un contexte manifestement péjoratif. C'est la crainte des dieux dans un désir de respecter leur protection, c'est-à-dire le sens même du mot « superstition » en français. C'est cela qu'il combat et non la superstitio, conséquence de cette religio.

La crainte de la religion

Le sens de la « crainte religieuse » est bien donné dans le premier chant du De Rerum Natura :

Humana ante oculos foede cum uita iaceret
In terris oppressa graui sub relligione
[...]
Primum Graius homo mortales tollere contra
Est oculos ausus primusque obsistere contra
[...]
Quare relligio pedibus subiecta uicissim
Obteritur nos exaequat uictoria caelo
[...]
Tantum relligio potuit suadere malorum !

Les hommes, plongés dans la turpitude de la vie sont esclaves de cette religio, qui les maintient dans un état d'aliénation.
« Misère de l'homme avant Épicure », pour reprendre la pensée de Pascal, est la pensée que galvanise Lucrèce tout au long de ce passage. La religio est donc surtout la crainte des dieux, donc la crainte religieuse, facteur d'angoisse et d'oppression.

Lucrèce lutte contre la superstition, c'est-à-dire contre l'obscurantisme religieux, pas contre les dieux ou l'idée de dieu. Ne vibre-t-il pas pour Vénus ? Il sait écrire avec des accents quasi-mystiques la terre des Muses, la puissance voluptueuse de Vénus...

Concluons par quelques citations montrant la toute-puissance de la religion :

« Rome a toujours pensé que tout devait céder à la religion, même dans les personnages qu'elle a voulu faire briller à nos yeux de l'éclat d'une majesté suprême. Aussi le pouvoir s'est-il soumis, sans hésiter, au ministère des autels, persuadé qu'il ne réussirait à gouverner le monde que par une sage et constante obéissance à l'autorité divine. » (Valère Maxime, I, 1, 9.)

« Ce qu'il y a de certain, c'est que, dès ce moment [après que l'augure Attus Navius eut coupé une pierre avec un rasoir, défi lancé par Tarquin l'Ancien], les augures acquirent tant de crédit, et leur sacerdoce tant de considération, que, dans la suite, on n'osa plus rien entreprendre, ni dans la guerre ni dans la paix, sans les avoir préalablement consultés. Les assemblées du peuple, les levées de troupes, les délibérations les plus graves, étaient interrompues et ajournées si les oiseaux ne les approuvaient. » (Tite-Live, Histoire romaine, I, 36, 6, traduction de M. Nisard, 1864.)

« Rites et auspices se partagent toute la religion du peuple romain ; il convient d'ajouter un troisième élément : les prédictions des interprètes de la Sibylle et des haruspices, fondées sur l'observation des phénomènes et des prodiges ; je n'ai jamais pensé qu'on devait négliger aucune de ces pratiques, et je reste convaincu que Romulus avec les auspices, Numa avec l'institution du rituel ont jeté les bases de notre cité, qui n'aurait certainement jamais atteint une telle grandeur si les dieux immortels n'avaient été souverainement propices. » (Cicéron, La nature des Dieux, III, 5, traduction d'Ugo Bratelli.)

Caligula, G. Leo Sahakian, Henri Tournier, Iulius, Métrodore et Ugo Bratelli.

 

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