L'origine du langage ♥

De passionnants débats sur des questions philosophiques mettent notre esprit en jubilation.
 

La question de l'origine du langage, qui nous distingue des pecudes mutae – animaux privés de parole –, est un thème constant chez les philosophes. L'éloquence, selon Quintilien, n'est pas une faculté naturelle : elle est le produit d'un art, et d'une éducation. Inventé par un « législateur » pour Platon (Cratyle, 388e), le langage est, pour Cicéron, la perfection qu'il voit dans la nature : incredibiliter hoc natura est ipsa fabricata (De Oratore, III, XLV, 178).
Nous allons considérer le propos que tient Lucrèce, ainsi que tous les épicuriens, à travers la traduction que propose Métrodore d'un passage du De Rerum Natura.

L'origine du langage

Inde casas postquam ac pellis ignemque pararunt
Et mulier coniuncta uiro concessit in unum
Conubium, prolemque ex se uidere creatam,
Tum genus humanum primum mollescere coepit.
Ignis enim curauit, ut alsia corpora frigus
Non ita iam possent caeli sub tegmine ferre,
Et Venus inminuit uiris puerique parentum
Blanditiis facile ingenium fregere superbum.
Tunc et amicitiem coeperunt iungere auentes
Finitimi inter se nec laedere nec uiolari,
Et pueros commendarunt muliebreque saeclum,
Vocibus et gestu cum balbe significarent
Imbecillorum esse aequum misererier omnis.
Nec tamen omnimodis poterat concordia gigni,
Sed bona magnaque pars seruabat foedera caste ;
Aut genus humanum iam tum foret omne peremptum
Nec potuisset adhuc perducere saecla propago.

At uarios linguae sonitus natura subegit
Mittere et utilitas expressit nomina rerum,
Non alia longe ratione atque ipsa uidetur
Protrahere ad gestum pueros infantia linguae,
Cum facit ut digito quae sint praesentia monstrent.
Sentit enim uim quisque suam quod possit abuti.
Cornua nata prius uitulo quam frontibus extent,
Illis iratus petit atque infestus inurget.
At catuli pantherarum scymnique leonum
Vnguibus ac pedibus iam tum morsuque repugnant,
Vix etiam cum sunt dentes unguesque creati.
Alituum porro genus alis omne uidemus
Fidere et a pennis tremulum petere auxiliatum.
Proinde putare aliquem tum nomina distribuisse
Rebus et inde homines didicisse uocabula prima,
Desiperest. Nam cur hic posset cuncta notare
Vocibus et uarios sonitus emittere linguae,
Tempore eodem alii facere id non quisse putentur ?
Praeterea si non alii quoque uocibus usi
Inter se fuerant, unde insita notities est
Vtilitatis et unde data est huic prima potestas,
Quid uellet facere ut sciret animoque uideret ?
Cogere item pluris unus uictosque domare
Non poterat, rerum ut perdiscere nomina uellent.
Nec ratione docere ulla suadereque surdis,
Quid sit opus facto, faciles ; neque enim paterentur
Nec ratione ulla sibi ferrent amplius auris
Vocis inauditos sonitus obtundere frustra.

Postremo quid in hac mirabile tantoperest re,
Si genus humanum, cui uox et lingua uigeret,
Pro uario sensu uarias res uoce notaret ?
Cum pecudes mutae, cum denique saecla ferarum
Dissimilis soleant uoces uariasque ciere,
Cum metus aut dolor est et cum iam gaudia gliscunt.
Quippe etenim licet id rebus cognoscere apertis.

Inritata canum cum primum magna Molossum
Mollia ricta fremunt duros nudantia dentes,
Longe alio sonitu rabies restricta minatur,
Et cum iam latrant et uocibus omnia complent ;
At catulos blande cum lingua lambere temptant
Aut ubi eos lactant, pedibus morsuque potentes
Suspensis teneros imitantur dentibus haustus,
Longe alio pacto gannitu uocis adulant,
Et cum deserti baubantur in aedibus, aut cum
Plorantis fugiunt summisso corpore plagas.
Denique non hinnitus item differre uidetur,
Inter equas ubi equus florenti aetate iuuencus
Pinnigeri saeuit calcaribus ictus Amoris
Et fremitum patulis sub naribus edit ad arma,
Et cum sic alias concussis artibus hinnit ?

Postremo genus alituum uariaeque uolucres,
Accipitres atque ossifragae mergique marinis
Fluctibus in salso uictum uitamque petentes,
Longe alias alio iaciunt in tempore uoces,
Et quom de uictu certant praedaeque repugnant.
Et partim mutant cum tempestatibus una
Raucisonos cantus, cornicum ut saecla uetusta
Coruorumque gregis ubi aquam dicuntur et imbris
Poscere et inter dum uentos aurasque uocare.
Ergo si uarii sensus animalia cogunt,
Muta tamen cum sint, uarias emittere uoces,
Quanto mortalis magis aequumst tum potuisse
Dissimilis alia atque alia res ioce notare !

Lucrèce, De Rerum Natura, V, 1011-1090

Après qu'ils eurent fait du feu, des peaux, des huttes,
Que la femme accepta de s'unir avec l'homme,
Et qu'ils virent grandir leur propre descendance,
Alors le genre humain commença de mollir,
Car le feu les rendit si frileux qu'ils ne purent
Plus supporter le froid sous le couvert du ciel ;
Vénus diminua leurs forces, leurs enfants
Brisèrent leur fierté sans mal par leurs caresses.
Commencèrent alors de lier amitié
Les voisins désirant ne pas léser ni l'être ;
Ils se recommandaient les enfants et les femmes,
Et se balbutiaient du geste et de la voix
Qu'il est juste que tous aient en pitié les faibles.
Ce n'est pas que l'entente ait pu partout se faire,
Mais une bonne part observait les traités ;
Sinon le genre humain eût péri tout entier
Et n'aurait pu jusqu'à nos jours se propager.

La nature poussa la langue à varier
Les sons ; l'utilité fit exprimer les noms
Des choses, à peu près comme on voit les enfants
Qui, ne sachant parler, ont recours à des gestes,
Et montrent les objets présents avec leur doigt.
Car chacun sent sa force à ce qu'il peut en faire.
Avant qu'au front du veau ne s'élèvent ses cornes,
Il en charge celui qui l'agace ou menace.
Les jeunes lionceaux, les petits des panthères
Se parent de la patte en griffant et mordant,
Quand à peine ont poussé leurs griffes et leurs dents.
On voit le genre ailé se fier à ses ailes,
Et chercher le secours tremblotant de ses plumes.
Donc, penser que quelqu'un distribua les noms
Aux choses, avant de les enseigner aux hommes,
C'est délirer. Comment eût-il pu tout nommer,
En émettant les sons variés de la langue,
Si d'autres ne pouvaient le faire en même temps ?
Si les autres de plus n'avaient entre eux l'usage
De la parole, d'où lui vint la notion
De son utilité, le pouvoir de savoir
Et de voir en esprit ce qu'il voulait en faire ?
Seul contre tous, il ne pouvait les subjuguer,
Pour qu'ils voulussent bien apprendre tous les noms.
Pas moyen de convaincre et d'instruire des sourds
De ce qu'il leur faut faire. En aucune manière,
Ils n'auraient supporté que des sons inconnus
Écorchassent en vain trop longtemps leurs oreilles.

Enfin, quoi d'étonnant que la race des hommes,
Dont fleurissaient la langue et la voix, dénommât,
Selon ses sentiments, des objets variés,
Quand les troupeaux muets et les bêtes sauvages,
Peuvent pousser des cris divers et variés,
Selon que c'est la peur, la douleur ou la joie
Qui les inspire, ainsi que l'on peut l'observer ?

Quand la colère fait trembler les chiens molosses,
Découvrant leurs crocs durs sous leurs babines molles,
Leur rage menaçante émet des sons tout autres
Que lorsque leurs abois remplissent tout l'espace.
Mais lorsque de leur langue ils caressent leurs chiots,
Ou pour les allaiter, les prennent dans leurs pattes,
Font mine de les mordre en retenant leurs crocs,
Leur jappement flatteur se distingue beaucoup
Des hurlements qu'ils font dans la maison déserte,
Ou de leurs geignements quand ils fuient sous les coups.
Et le hennissement de l'étalon en fleur
N'est-il pas différent, si parmi les juments
L'éperon de l'amour le fait caracoler,
Ou lorsque ses naseaux frémissent de colère,
Ou s'il hennit de par quelque autre ébranlement ?

Enfin le genre ailé, les oiseaux diaprés,
L'épervier et l'orfraie, et le plongeon des mers
Qui dans les flots salés va chercher sa pitance,
Lancent en d'autres temps des cris qui sont tout autres
Qu'au moment où leur proie oppose résistance.
Et certains modifient selon l'aspect du temps
Leur chant rauque, à l'instar des corneilles antiques,
Et des clans de corbeaux, selon que c'est la pluie
Qu'ils réclament, dit-on, ou la brise et le vent.
Donc si les animaux, bien qu'ils soient sans parole,
Font varier leur voix selon leurs sentiments,
À plus forte raison les mortels de ce temps
Ont pu par divers sons nommer divers objets !

Traduction de Métrodore

 

Il est à noter qu'une traduction en vers du passage clef fut aussi réalisée par notre versificateur expert Henri Tournier :

L'origine du langage

Proinde putare aliquem tum nomina distribuisse
Rebus et inde homines didicisse uocabula prima,
Desiperest. Nam cur hic posset cuncta notare
Vocibus et uarios sonitus emittere linguae,
Tempore eodem alii facere id non quisse putentur ?
Praeterea si non alii quoque uocibus usi
Inter se fuerant, unde insita notities est
Vtilitatis et unde data est huic prima potestas,
Quid uellet facere ut sciret animoque uideret ?
Cogere item pluris unus uictosque domare
Non poterat, rerum ut perdiscere nomina uellent.
Nec ratione docere ulla suadereque surdis,
Quid sit opus facto, faciles ; neque enim paterentur
Nec ratione ulla sibi ferrent amplius auris
Vocis inauditos sonitus obtundere frustra.

Lucrèce, De Rerum Natura, V, 1041-1055

Croire qu'alors un homme a nommé chaque chose,
Que dès lors les humains surent les premiers mots,
C'est folie. Un tel homme eût pu tout désigner,
Et sa voix eût émis tous les sons de sa langue,
Quand d'autres n'auraient pu en faire tout autant ?
Et les autres aussi, s'ils ne se parlaient point,
D'où lui serait venu l'intérêt pour la chose ?
Qui lui donna le privilège de savoir
Et d'avoir en l'esprit tout ce qu'il voulait faire ?
Un seul homme non plus ne pouvait imposer
Par la force à chacun d'apprendre tous les mots.
Il est dur de convaincre et d'instruire des sourds
De ce qu'il leur faut faire. Ils supporteraient mal
Que sans raison des sons dépourvus de tout sens
Viennent plus qu'il ne faut écorcher leurs oreilles.

Traduction de Henri Tournier

 

Le début du passage confirme que le sentiment chez les animaux de l'usage qu'ils peuvent faire de leur force ne précède pas les organes, mais seulement leur achèvement : les cornes du veau commencent déjà à pousser. Elles sont nata, mais pas encore élevées – extent. Tout comme les lionceaux ont déjà un début de dents et de griffes, les oiseaux possèdent déjà des ailes tremblantes. Nous voyons donc bien que ce sentiment est postérieur à l'apparition des organes : ce n'est pas un pressentiment.

Commentaires liminaires

Le poème est assez complexe, en raison de l'observation que fait Lucrèce de ce pressentiment qu'ont les animaux de l'usage de leurs organes, et les enfants, sinon du langage, du moins des signes gestuels ; ce qui semble aller contre la critique de l'explication finaliste par l'usage qu'il fait par ailleurs (IV, 823-857). Cependant, cela ne signifie pas que l'usage précède l'organe, mais seulement que la conscience de l'organe en germe précède l'organe développé : dès que l'organe apparaît, l'animal sent l'usage qu'il peut en faire ; c'est pourquoi, lorsqu'il a besoin d'une arme, il se tourne vers celle qu'il n'a pas encore mais qu'il sent poindre en lui. En effet, le petit oiseau a déjà ses ailes, les lionceaux ont déjà leurs griffes, le veau a déjà un début de cornes.
En conséquence, le verbe abuti ne renvoie à une anticipation de quelque usage « achevé » – nous serions alors dans une perspective purement aristotélicienne – d'un organe en germe, mais à l'usage réel et prédominant, le plus utile qui se présente, de l'organe dont ils disposent actuellement. Ainsi, le veau n'a pas du tout un pressentiment de l'usage de ses cornes ; ce qu'il sent de fait lui être utile, c'est son front. Nous pouvons dès lors aller jusqu'à greffer sur ce schéma un prédarwinisme : ce serait à force d'utiliser ce front que les cornes apparaîtraient, et non parce qu'il presse les cornes qu'il l'utilise.

L'enfant, par conséquent, n'a pas de pressentiment de la parole. Parmi les instruments naturels à sa disposition, il s'approprie la désignation par le doigt parce qu'il en tire parti, parce qu'il en fait un libre usage, parce qu'il peut en « abuser ». L'abus est l'inverse de la finalité. C'est par l'abus, c'est-à-dire l'utilisation inédite d'un organe qui n'est pas fait pour ça – qui n'est fait d'ailleurs pour rien –, que les êtres découvrent leurs défenses naturelles, ou se forgent des défenses conventionnelles, comme c'est le cas chez les hommes qui ne peuvent survivre en dehors de la société.
Puis l'utilité elle-même exprime les noms : c'est la phase de convention, où les sons exprimés naturellement par la langue s'associent avec la fonction indicative originellement exercée par le doigt, pour exprimer non plus des sentiments subjectifs, mais les noms objectifs : les termes conventionnels qui désignent les objets, présents ou absents, visibles ou invisibles – uocibus et gestu cum balbe significarent. Les premiers hommes ont donc fait les premières conventions en combinant gestuelle et vocalité ; ces premières conventions sont les premiers noms.

La seule « arme » que l'homme possède naturellement est ainsi la langue. Le geste de l'enfant joue donc le même rôle que la plume tremblante ou la corne qui point. C'est un peu paradoxal, puisque cette fois ce n'est pas un état primitif de la langue qui le détermine, mais un autre organe. Lorsque nous parlons du terme « enfant », par infantia il faut entendre, non une incapacité absolue à parler – comme l'animal qui est mutus –, mais un babillage encore inarticulé qui traduit déjà un effort pour s'exprimer : de même, lorsqu'un mot nous échappe, nous en revenons au geste.

Une erreur d'interprétation possible

Dans son article d'ailleurs lumineux sur notre passage, « La pensée de Lucrèce sur l'origine du langage », (Mnemosyne, 27, 1994, p. 337-364), P. H. Schrijvers exclut que l'on puisse traduire utilitas par « besoin ». Il fait remarquer à juste titre que usus signifie « usage » ou « pratique », « utilisation » – chreia en grec, qui se distingue de la nécessité stricte. Il propose en conséquence de traduire utilitas par « utilité ».

La traduction par « besoin » risque en effet de faire croire que la présence de la langue répond à un besoin, ce qui serait revenir au finalisme. Par le fait contingent de l'usage du langage, dès sa forme initiale d'expression naturelle des sentiments, les hommes – et eux seulement – découvrent que ce langage peut être utile ou avantageux, si au lieu de simplement exprimer des sentiments, il désigne des choses. Il y a bien finalité, mais elle est postérieure à l'expérience, et conçue seulement par les hommes, qui comme les animaux le font de leurs organes propres, conçoivent en les utilisant l'usage complet – abuti – qu'ils peuvent faire de leurs facultés, anticipent l'utilité proprement dite du langage initial en l'associant à la désignation des noms.

L'utilitas, c'est le service que rend le langage affectif – naturel seulement – à partir du moment où il se développe, et qui pour les hommes qui ont une langue suffisamment adaptée, peut se transformer en langage articulé – naturel et nécessaire –, à travers lequel ils anticipent le plein usage qu'ils peuvent en faire.

La notities dérive alors de l'expérience, et c'est cette expérience que désigne le vers « Sentit enim uim quisque suam quod possit abuti ». Schrijvers fait remarquer que le verbe abuti est plus fort que uti : il s'agit cette fois d'un usage complet, achevé, d'un plein usage, que l'on anticipe par la pratique même – et non par un pressentiment inné, bien sûr, comme chez Aristote. Il faudrait donc le traduire mieux :
« Car chacun sent le plein usage qu'il peut faire
De ses forces. »

Néanmoins, cette interprétation revient encore à du finalisme ! De plus, elle ne respecte pas le latin car si abuti signifie « utiliser pleinement », il se construit directement avec l'accusatif ; sinon, il est intransitif. Or la traduction de Shrijvers fait bon marché de la formulation difficile, à cause de quod, que certains ont voulu corriger en quoad – jusqu'à quel point. Mais il est parfaitement possible de construire : chacun sent – expérimente – sa force propre, en cela que – quod – il peut en faire un usage plein, ou plutôt libre, en tirer parti – sens possible de abuti.
Chacun reconnaît que la force qui lui appartient en propre se trouve là où il peut en faire l'usage qu'il veut. C'est donc bien à l'usage que les êtres découvrent leur organe de prédilection. On est aux antipodes de l'interprétation finaliste : abuti ne signifie pas ici « faire un usage achevé », mais au contraire un « usage libre ». Le mot peut d'ailleurs signifier : « détourner de son usage initial » – abuti uerbo.

Du danger de l'interprétation

Tous les traducteurs traduisent ce passage de travers, jusqu'à corriger le texte pour le faire rentrer dans leur interprétation préalable, au lieu de chercher la lectio – et interpretatio – difficiliora. Ainsi, il ne faut pas adapter les textes à notre vision du monde, à nos préjugés et à notre paresse d'esprit – en l'occurrence, l'explication finaliste est la plus paresseuse, et on y retombe régulièrement –, mais toujours au contraire chercher à comprendre un texte selon sa logique propre, et, en général, CONTRE la vision ordinaire. Ce n'est pas facile, mais c'est là où réside tout l'intérêt de la traduction. Il faut toujours revenir aussi au mot à mot, car on est souvent trompé par d'apparentes équivalences.

La prénotion de l'utilité

Il n'y a pas de prénotion de l'utilité chez l'enfant ; il y a seulement des besoins, et la recherche d'un moyen. Mais justement, il n'y a pas de langage, même en germe, puisqu'il en est réduit au geste, puisqu'il est inapte à parler – infantia. Encore une fois, il ne faut pas confondre notion et utilitas. La notion est toujours postérieure à une expérience positive, ne serait-ce que celle des mots eux-mêmes. Elle ne peut naître du seul manque. Il ne faut pas se laisser tromper par le mot prénotion ; en réalité, elle est postérieure, en tout point, à ce dont elle est la notion ; c'est en quoi elle s'oppose à l'idée platonicienne, puisqu'elle est sans doute construite pour répondre au problème du Ménon de manière empirique. Elle s'appelle ainsi parce qu'elle permet d'identifier à l'avance les individus correspondants : par exemple, si nous voyons un bœuf de loin, nous anticipons par la prolepse, parce que nous en avons déjà vu un certain nombre et nous en avons de fait formé une idée générale.
Il ne faut pas confondre non plus geste et parole. L'enfant qui fait ses premiers gestes n'a notion de rien, et surtout pas de l'utilité de ce qu'il fait.

Ce qui est à l'origine de l'expression, c'est le besoin : utilitas. Le texte peut prêter à confusion, car Lucrèce dit à la fois que utilitas expressit nomina rerum, et que pourtant sa notities utilitatis ne pouvait « s'insinuer » en quiconque avant que le langage ne fût déjà largement constitué. Pour résoudre la contradiction apparente, il faut donc distinguer l'utilité et sa notion. Ce qui vient avant le langage, c'est l'utilité, non sa notion. La prénotion, ou prolepsis, contrairement à ce que le mot laisse entendre, est toujours postérieure à l'expérience. Ce n'est qu'après qu'elle sert à anticiper. Par exemple, la prolepse du bœuf se forme après avoir vu de nombreux bœufs, et sert à anticiper les nouvelles perceptions que nous pouvons en avoir. Il n'y a pas de prénotion antérieure à l'expérience (Diogène Laërce, X, 33) : l'utile ne peut être visé que s'il a été expérimenté au préalable ; donc, aucun « dépôt », ou anticipation notionnelle du langage chez l'homme, pas plus qu'il n'y a d'anticipation de l'homme chez les dieux (V, 181-186).

Cependant, la genèse du langage est hybride : il naît en fait à la fois d'un développement naturel et de conventions postérieures, qui naissent bien de la notion de l'utilité ; c'est ce que précise Épicure dans la Lettre à Hérodote (75). Mais ces conventions sont secondes. On peut donc dire que le Besoin – utilitas – fit exprimer les premiers mots, puis la notion de cette utilité, les suivants.

Pour être plus précis, il faut noter qu'avant l'utilitas, il y a déjà la natura, ou comme le dit Rousseau quand il recopie Lucrèce dans le Second Discours, « le premier langage de l'homme, le plus énergique, et le seul dont il eût besoin [...] fut le cri de la nature » ; il faut bien distinguer ce premier langage, qui fait seulement varier les sons en fonction d'affections subjectives, et le besoin qui attribue des noms aux choses, qui est donc objectif. Tout d'abord, c'est la variété des sentiments naturels qui produit la variété des sons ; puis l'utilité fait qu'ils s'associent à des choses variées. Les sons expriment d'abord des affections telles la peur ou les plaisirs, puis, secondairement, des désirs, s'associant non plus à une affection mais à l'objet qui l'inspire. D'où l'exemple des enfants, qui désignent par des gestes les objets présents pour les obtenir. On peut penser qu'à force de répétitions à l'identique, les sons variés servent à désigner les causes de ces affections – danger à fuir, objet de plaisir à chercher. Ainsi se fait le passage de la désignation d'objets présents, comme c'est le cas chez les enfants qui montrent du doigt les objets présents, à la signification d'objets absents, ce qui conduit à la notion. Mais rien ne dit que l'enfant ait la notities utilitatis ; au contraire : toute notion est très largement postérieure à son objet, puisqu'elle présuppose « la mémoire de ce qui nous est souvent apparu du dehors » (Diogène Laërce, X, 33), et donc l'absence de la chose, ce qui n'est pas le cas pour l'enfant qui se limite à la sensation présente. C'est donc l'utilitas simple qui l'inspire directement, sans passer par une notion.

La notities

La notities est la mémoire « génétique » suscitée par la répétition, donc par l'expérience. Cette notities est fixée dans la nature de l'homme. C'est une anticipation du savoir d'expérience, un raccourci qui permet, pour l'enfant qui naît, comme pour l'humanité qui se met à former des mots invariants à partir des sons variants, de retrouver « instinctivement » toute l'expérience de formation de ce langage invariant, comme s'il l'avait vécue.

La notion de l'utilité du langage n'a pas précédé le langage, même sous forme inconsciente ou immanente ; au contraire, c'est après que celui-ci s'est développé naturellement que l'idée de l'utilité est apparue peu à peu, grâce à lui.

Les enfants sont précisément comme ces hommes de l'ancien temps : ils ne comprennent rien à ce que nous leur disons, et de fait, ils ne supportent pas que nous leur parlons très longtemps ! La seule différence, c'est qu'en raison de leur faiblesse, nous pouvons les subjuguer – domare –, quoique d'aucuns soient réfractaires, et leur apprendre peu à peu les mots.

Il ne faut pas confondre le sentiment – sentit – de l'animal ou de l'enfant, de l'usage qu'il peut faire de ses membres, avant même qu'ils soient développés, avec la prénotion – notities – proprement dite, qui n'apparaît qu'après la formation du langage, et que les animaux ne connaîtront jamais. Rousseau a d'ailleurs écrit à ce sujet : « les idées générales ne peuvent s'introduire dans l'esprit qu'à l'aide des mots, et l'entendement ne les saisit que par des propositions. C'est une des raisons pour quoi les animaux ne sauraient se former de telles idées. »

À vrai dire, Épicure ne dit jamais explicitement que la prolepsis est dans tous les cas fonction du langage. Il semble vraisemblable que les notions abstraites en dérivent, et c'est certain pour celle de l'utilité du langage, mais peut-être pas pour des notions plus simples, comme la prénotion du bœuf ou de l'homme. Certes, Épicure dit que la sensation est alogos et sans mémoire, ce qui pourrait donner à penser que tout ce qui relève de la doxa est déjà linguistique ; mais il faut toujours se méfier de ce genre de retournement. En réalité, l'expérience est toujours déjà pénétrée d'opinion, comme le montre, par exemple, le passage sur l'ombre dans le chant IV (364-386), qui ne fait pas intervenir le langage. Cela dit, concernant la notion de l'utilité, il est certain que le langage dans la première étape de sa constitution est nécessaire à son apparition : l'homme étant « la partie de la nature qui trouve le moyen de s'éduquer elle-même » (Brunschvicg).

Schéma de l'argumentation

D'où l'argumentation portant :

 

L'utilitas n'est donc pas par soi une notion ; elle précède de loin la conscience qu'on en a. Le mot signifie besoin, non usage – usus. Le besoin de désignation chez l'enfant répond à un instinct de survie, à l'image des animaux qui cherchent en eux une arme de défense. Chez Rousseau, le cri est arraché par une sorte d'instinct dans les occasions pressantes, pour implorer du secours dans les dangers. La différence est que, au lieu d'être agressif ou fugitif – veau, panthère, oiseau –, le besoin se traduit chez l'homme par un appel à l'aide adressé à ses semblables. Et c'est bien pourquoi la naissance du langage ne dépend pas d'un don bienveillant, ce qui supposerait que l'on eût déjà notion de l'utilité, mais au contraire d'une demande d'aide, de l'utilité – besoin – pure et simple, présente et ponctuelle. Le premier qui a parlé a dit « aide-moi », et non pas « aime-moi », ou « aide-toi ». C'est d'ailleurs la première utilisation sociale du langage balbutiant, qui explique la survie de l'espèce humaine par les pactes de non-agression et d'entraide. La faiblesse, le dénuement est la mère du langage, comme chez Protagoras ; mais, primitivement, ce n'est pas pour passer des pactes que le langage fut établi. Avant d'en venir là, tout a commencé dans la famille, par les enfants et leurs caresses, et leurs demandes ponctuelles. D'où le troisième argument : en admettant cette fois que la faiblesse est bien à l'origine du langage, l'imposition du langage par la force est impossible.

L'utilité apparaît donc d'elle-même, avant que quiconque en ait la notion, et non dans un seul individu, mais dans un groupe, par le jeu du langage impressif et du signe expressif ou indicatif, qui se détache peu à peu de la présence des objets pour désigner les notions. Puis, dans un troisième temps, la notion, que seul le langage permettra de concevoir, devient cause à son tour : c'est l'époque des conventions, où l'on s'entend sur le sens précis à donner aux mots. Mais cela vient plus tard, et Lucrèce n'en parle pas ici. L'origine du langage est donc dans l'utilité, non dans sa notion qui au contraire en dépend.

Les enfants peuvent acquérir les notions constituées par toute l'expérience humaine, pas à la naissance, évidemment, mais plus tard, au cours de leur apprentissage de la langue. L'usage du langage finit par produire des notions, notamment celle de sa propre utilité, qui à son tour produit de nouveaux noms, plus généraux ; le progrès d'institution consistant essentiellement à éliminer amphibologies et longueurs (Lettre à Hérodote, 76). Cette fois, comme le dit Jacques Brunschwig, « les conventions ici mentionnées possèdent une finalité explicite : l'acte institutionnel est délibéré, volontaire, il vise à obtenir un résultat que les partenaires se représentent consciemment, apparemment sur la base d'une expérience linguistique déjà acquise ; cette greffe de l'artifice sur une base naturelle est d'ailleurs conforme à tout ce que nous pouvons savoir de la conception épicurienne de la création technique – cf. par exemple le récit des origines de la métallurgie dans V, 1252-1268. Épicure décrit ici soigneusement cette finalité consciente des conventions linguistiques, et ce qu'il dit de la fin permet, comme c'est souvent le cas, de mieux comprendre ce qu'il dit du moyen. L'objectif de ces conventions est clair : il s'agit de rendre les désignations moins équivoques et plus concises. Admirons au passage la sûreté de main d'une théorie qui soumet l'évolution des langues à un double principe d'élimination graduelle du malentendu et de la redondance, implicitement désignés comme deux troubles spécifiques de la communication. » (Études sur les philosophies hellénistiques, Épicure et le problème du « langage privé » : Épiméthée).

Notons en passant que ce progrès est aussi un danger : on peut plus facilement apprendre des mots dépourvus de sens, ou les combiner de manière insensée, délirer – desipere. Et de là découle le premier principe de la méthode : « saisir ce qu'il y a sous les mots » (Lettre à Hérodote, 37) ; car nous acquérons des mots dont le sens, ou l'expérience préalable, souvent nous échappe, et nous parlons pour ne rien dire, montons des hypolepses fausses, émettons des « sons vides »...

Les causes de l'apparition du langage

Nous sommes maintenant en mesure de distinguer les deux causes primitives du langage qui sont toutes deux naturelles : la nature qui pousse à moduler les sons sous l'effet des sentiments ; le besoin – utilitas – qui exprime les noms. Le premier, encore inarticulé, est commun aux hommes et aux animaux, le second, articulé, est propre aux hommes.
Comment distinguer ces deux causes ? Par l'effet, puisque le raisonnement est entièrement reconstitutif : sans le langage, l'homme n'aurait pas survécu ; c'est donc un besoin vital, alors que chez les animaux, ce n'est pas vital ; ils n'en ont pas vraiment besoin, c'est plutôt un luxe. Par exemple, les molosses grondent en montrant leurs dents, mais leur vraie protection, ce sont les dents ; rien ne dit seulement que la menace soit délibérée de leur part, le grondement n'exprime que la colère, non une intention. Les hennissements divers des chevaux ne viennent que par surplus ; s'ils sont expressifs, ce n'est pas d'un besoin. Quant aux corneilles qui semblent « annoncer » le vent ou la tempête, ce n'est qu'une interprétation de notre part – dicuntur.

 

Les deux causes répondent donc :

 

On remarquera que Lucrèce est moins attentif au langage animal et à sa fonction vitale qu'Aristote, qui avait remarqué que l'expression des sentiments chez certains animaux – abeilles ou troupeaux – leur était de plus utile, sans pour autant qu'ils s'élevassent jusqu'à concevoir la notion de l'utile (cf. Politique, I, 2). C'est sans doute que Lucrèce ne veut pas répandre l'idée finaliste que tout langage répond à un besoin et donc à une fonction. La plupart des langages animaux ne servent à rien, et sont produits « en vain » par la nature ; du coup, ils ne s'élèvent pas jusqu'à l'expression des noms, mais en restent à celle des sentiments. L'utilité s'ajoute à quelque chose qui est déjà là. Au simple cri de la nature – le bébé qui a faim – s'ajoute l'utilité : le cri ne devient expressif que lorsque s'y ajoute le geste ou le nom. Mais cela n'arrive que chez l'animal qui n'avait pas d'autre moyen de survie et qui doit lui-même inventer la manière dont il pourra s'en sortir avec ses organes. C'est pourquoi d'ailleurs la question du langage – de son origine et de la méthode à suivre pour le perfectionner – est si importante : d'elle dépend la survie de l'espèce humaine, et s'il est naturel, il ne répond pas à une finalité externe ; cette finalité n'est présente que dans l'homme, et inventée par lui, elle ne le précède pas, contrairement à ce que prétend Aristote. La nature nous fait parler, mais elle ne parle pas.

Qu'en dit Épicure ?

Regardons ce que nous en dit Épicure dans la lettre à Hérodote (75-76, selon l'édition de J. Bollack) :

Texte grec d'Hérodote

Mais il faut admettre que la nature aussi reçut des choses mêmes des enseignements et des contraintes multiples et variés, et que le raisonnement par la suite précisait et complétait les messages qu'elle apportait, plus vite dans certains cas, plus lentement en d'autres, et, dans certains cas dans des périodes et des temps issus de ceux qui viennent de l'illimité, dans d'autres cas selon des temps moindres.

Texte grec d'Hérodote

Et de là vient que les noms, au commencement, ne sont pas nés par convention ; mais les natures mêmes des hommes, qui selon chaque ethnie éprouvaient des affections particulières, et recevaient des impressions particulières, expiraient de manière particulière l'air façonné par chaque affection et impression, pour qu'à un moment il y eût aussi une différence selon les lieux qu'occupaient les ethnies.

Texte grec d'Hérodote

Ensuite, c'est en commun que selon chaque ethnie, on fit des conventions sur les termes particuliers afin de rendre les désignations moins ambiguës les unes par rapport aux autres et plus concises. Quant à certaines choses qui n'étaient pas visibles en même temps, ceux qui les concevaient en même temps les introduisirent en émettant des sons, ceux que la nécessité les poussaient à proférer, et les autres, qui les adoptaient grâce au raisonnement, en suivant la cause prépondérante, les interprétaient de cette manière.

Nous constatons que, comme chez Lucrèce, il y a une double origine, qui ici est naturelle et conventionnelle : à la nature « contrainte par ses propres productions » – les sons émis diversement selon les sensations et affections, d'abord particuliers à chacun, puis à chaque ethnie –, s'ajoutent progressivement les signes conventionnels, d'abord en commun au sein de chaque ethnie pour réduire redondances et amphibologies, puis de la part d'êtres hors du commun, pour exprimer des notions plus abstraites, que le raisonnement saisit et interprète chez les autres en choisissant la cause prépondérante, c'est-à-dire, sans doute, le sens le plus vraisemblable.

Bilan

Ainsi, dans l'humanité – genus humanum –, comme chez le nouveau-né – puer –, le processus de développement du langage est le suivant :

  1. Existence préalable d'un organe naturel – physis – qui permet le langage, l'articulation des sons, des mots et des phrases.
  2. Les sentiments poussent l'homme à faire usage de son organe naturel, à savoir la langue qui, d'ailleurs, sert déjà à autre chose. Cette étape est commune aux hommes et aux animaux.
  3. Apparition d'un besoin, suscité par la nature : celui de s'exprimer. Ce besoin relève lui-même de la nature, et ne se manifeste que chez l'homme, parce qu'il est seul doué d'un organe « adapté » pour parler ; mais aussi parce qu'il n'a pas d'autre choix, du fait de sa faiblesse. Les animaux peuvent aussi faire des signes, mais ils préfèrent s'en remettre à d'autres moyens plus efficaces. C'est l'étape où nous voyons les nouveau-nés ; ceux-ci manifestent en effet spontanément leur envie de parler.
  4. Le désir d'exprimer les noms des choses fait donc son apparition ; par conséquent, le désir ne naît pas directement de l'organe : ce serait poser un finalisme que de l'affirmer. C'est le besoin qui en est l'origine.
  5. L'organe naturel nous permet d'exprimer des sons variés, des variants donc – uarii sonitus –, non seulement en fonction de nos sentiments et de nos sensations – sensus –, comme chez les animaux, mais aussi en fonction de nos besoins – utilitas –, ce qui est propre à l'homme.
  6. Apparaît alors progressivement chez l'homme la « notion » – notities – de l'utilité du langage ; cette notion est bien une anticipation du savoir d'expérience, mais une anticipation postérieure à l'expérience. Elle permet à un homme d'apprendre plus vite le langage que ne l'ont fait ses prédécesseurs. C'est cette notion anticipée – prolepsis en grec – qui lui permettra de s'exprimer mieux, poétiquement, d'enrichir la langue... C'est cette notion qui permet, chez les hommes vivant en société, la thesis, l'enrichissement du langage par convention, l'invention d'invariants, qui ne varient pas en fonction des sensations naturelles, mais qui répondent à des besoins qui s'inscrivent dans une vie en société.

 

La poésie de Lucrèce n'a-t-elle pas elle-même en permanence cette double fonction, à la fois sonore et expressive, sensible et intelligible, agréable et utile ?

Bracarius, Caligula, Henri Tournier et Métrodore dont est d'ailleurs issu la quasi-totalité du commentaire ci-dessus.

 

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