De rerum natura – Liber III (v. 670-1094)

Document PDF à téléchargerL'immarcescible œuvre philosophique de Lucrèce est traduite par les participants des forums de langues anciennes. Notons que la remarquable traduction en alexandrins et les commentaires des chants III et IV sont l'œuvre d'Ariel Suhamy, de pseudonyme Métrodore (adresse : metrodore chez free point fr) ; c'est sa version initiale, postée dans les forums, qui est présentée ci-dessous.
Quant aux versions les plus à jour et les plus abouties de sa traduction versifiée du chant III et de celle du chant IV, elles sont disponibles dans un document PDF PDF pour en faciliter la consultation et l'impression.
 

De rerum natura

Passons maintenant à la troisième et dernière partie du chant III : l'âme ne peut préexister au corps (v. 670-829), suivie d'une explication sur ce qu'est la mort.
Rappelons avant tout que Moreau distingue l'âme et l'esprit par :

Pas de réminiscence (v. 670-678)

Une fois montré que l'âme ne saurait survivre au corps, il reste à montrer qu'elle ne lui préexiste pas non plus. Le premier argument porte sur la nature propre de l'âme : si elle avait vécu avant, elle devrait s'en souvenir. Or ce n'est pas le cas. Si l'on dit qu'elle a oublié, Lucrèce répond – et cet argument va revenir, c'est le point essentiel du chant III – que cet oubli n'est guère différent de la mort. On voit déjà se profiler la thèse inverse : ce qui fait l'identité du vivant, c'est la mémoire. De sorte que l'oubli partiel, l'ingratitude de l'âme, introduit la mort dans la vie.

Certes, mais on pourrait néanmoins supposer qu'elle a existé avant, sous une forme non incorporée ; c'est pourquoi il faut répondre à cet argument après avoir montré sa mortalité. Dans le Phédon, nous voyons à un moment Cébès convaincu de la préexistence de l'âme mais pas encore de son immortalité. Il faut demander de quelles choses impérissables l'âme se souviendrait. On sait que chez Platon, c'est l'Intelligible qui répond à cette question, mais l'épicurisme rend compte des idées en faisant abstraction de l'appel à un Intelligible : les prolepses résultent du travail de l'esprit sur les sensations données. Enfin, on ne voit pas « logiquement » pourquoi il faudrait être impérissable pour se « souvenir » de l'impérissable ; l'âme périssable peut concevoir l'impérissable : les atomes, le vide ou les dieux. Voir à ce sujet la sentence vaticane 10, attribuée à Métrodore, qui précisément commence par mentionner la mémoire : « Souviens-toi qu'étant mortel en nature et disposant d'un temps limité, tu t'es élevé, par les réflexions sur la nature, jusqu'à l'infini et à l'éternité, et que tu as contemplé ce qui est, ce qui sera et ce qui a été auparavant. »

Praeterea si inmortalis natura animai
Constat et in corpus nascentibus insinuatur,
Cur super ante actam aetatem meminisse nequimus
Nec uestigia gestarum rerum ulla tenemus ?
Nam si tanto operest animi mutata potestas,
Omnis ut actarum exciderit retinentia rerum,
Non, ut opinor, id ab leto iam longius errat ;
Qua propter fateare necessest quae fuit ante
Interiisse, et quae nunc est nunc esse creatam.

En outre si l'âme est de nature immortelle,
Et dans le corps se glisse au temps de la naissance,
Pourquoi du temps passé ne gardons-nous mémoire,
Et de nos actions n'avons-nous nulle trace ?
Si s'altère en effet le pouvoir de l'esprit
Au point d'être amputé de tous ses souvenirs,
Cela n'est plus très loin, je pense, de la mort ;
Il faut donc l'avouer : l'âme d'avant n'est plus,
Et celle d'aujourd'hui d'aujourd'hui fut créée.

 

Co-croissance de l'âme et du corps (v. 679-712)

Deuxième argument contre la préexistence de l'âme au corps : elle se développe en étroite conjonction avec le corps. Elle ne peut donc venir de l'extérieur (extrinsecus). Et en admettant qu'elle change sa nature en entrant, cela reviendrait derechef à une mort et à une naissance.

Praeterea si iam perfecto corpore nobis
Inferri solitast animi uiuata potestas
Tum cum gignimur et uitae cum limen inimus,
Haud ita conueniebat uti cum corpore et una
Cum membris uideatur in ipso sanguine cresse,
Sed uel ut in cauea per se sibi uiuere solam
Conuenit, ut sensu corpus tamen affluat omne.
Quare etiam atque etiam neque originis esse putandumst
Expertis animas nec leti lege solutas ;
Nam neque tanto opere adnecti potuisse putandumst
Corporibus nostris extrinsecus insinuatas,
Quod fieri totum contra manifesta docet res.

Namque ita conexa est per uenas, uiscera, neruos,
Ossaque, uti dentes quoque sensu participentur ;
Morbus ut indicat et gelidai stringor aquai
Et lapis oppressus subitis e frugibus asper ;
Nec, tam contextae cum sint, exire uidentur
Incolumes posse et saluas exsoluere sese
Omnibus e neruis atque ossibus articulisque.

Quod si forte putas extrinsecus insinuatam
Permanare animam nobis per membra solere,
Tanto quique magis cum corpore fusa peribit ;
Quod permanat enim, dissoluitur, interit ergo ;
Dispertitus enim per caulas corporis omnis
Vt cibus, in membra atque artus cum diditur omnis,
Disperit atque aliam naturam sufficit ex se,
Sic anima atque animus quamuis integra recens [in]
Corpus eunt, tamen in manando dissoluuntur,
Dum quasi per caulas omnis diduntur in artus
Particulae quibus haec animi natura creatur,
Quae nunc in nostro dominatur corpore nata
Ex illa quae tunc periit partita per artus.
Quapropter neque natali priuata uidetur
Esse die natura animae nec funeris expers.

En outre si c'était dans un corps achevé
Que le vivant pouvoir de l'esprit pénétrait
À l'heure où nous naissons, sur le seuil de la vie,
On ne devrait, dans ce cas-là, la voir grandir
Ensemble avec le corps, les membres, le sang même,
Mais vivre toute seule et par soi, comme en cage,
Tout en distribuant le sens dans tout le corps.
Donc, encore une fois, n'exemptons pas les âmes
Ni de naissance ni de la loi du trépas ;
Impensable en effet qu'elles s'aient pu souder
Si fort à nos corps en s'y glissant du dehors,
Quand il est évident que c'est tout le contraire.

Car l'âme est tant nouée aux chairs, aux nerfs, aux veines,
Aux os, que les dents même ont leur part dans les sens,
Ce qu'indiquent leurs maux, l'eau froide qui les lance,
Ou le caillou croqué dans le pain que l'on mâche ;
Et ce lacis est tel qu'il paraît impossible
Qu'elle se tire intacte ou sorte saine et sauve
De tous les nerfs, les os et les moindres jointures.

Et si jamais tu crois que du dehors glissée,
L'âme en nous se répand tout le long de nos membres,
D'autant plus mourra-t-elle, avec le corps fondue ;
Car ce qui se répand se dissout et donc meurt.
Ainsi qu'un aliment épars en tous les membres
Se partageant parmi tous les canaux du corps,
Périt et se transforme en une autre nature,
Ainsi l'âme et l'esprit, même entrant tout entiers
Dans le corps nouveau-né, dans leur flux se dissolvent,
Lorsque se distribuent comme par des canaux
Les particules dont cet esprit est formé,
Et qui règne à présent dans le corps, étant né
De la dispersion de l'autre dans les membres.
Aussi paraît-il clair que l'âme n'est exempte
D'un jour natal non plus que de ses funérailles.

 

L'âme ne peut se créer un corps (v. 713-740)

À supposer que les âmes, au lieu d'entrer dans un corps tout fait, se le fabriquent, comme pourrait le donner à penser l'exemple des vers grouillant sur une charogne, on ne voit ni pourquoi, ni comment, puisqu'elles étaient auparavant exemptes des maux fondamentaux : froid, faim, maladies. Que diable iraient-elles faire dans cette galère ? C'est au fond le problème de la « chute » qui est ici évacué, par avance.

Semina praeterea linquontur necne animai
Corpore in exanimo ? Quod si lincuntur et insunt,
Haut erit ut merito inmortalis possit haberi,
Partibus amissis quoniam libata recessit.
Sin ita sinceris membris ablata profugit,
Vt nullas partis in corpore liquerit ex se,
Vnde cadauera rancenti iam uiscere uermes
Expirant atque unde animantum copia tanta
Exos et exanguis tumidos perfluctuat artus ?

Quod si forte animas extrinsecus insinuari
Vermibus et priuas in corpora posse uenire
Credis nec reputas cur milia multa animarum
Conueniant unde una recesserit, hoc tamen est ut
Quaerendum uideatur et in discrimen agendum,
Vtrum tandem animae uenentur semina quaeque
Vermiculorum ipsaeque sibi fabricentur ubi sint,
An quasi corporibus perfectis insinuentur.
At neque cur faciant ipsae quareue laborent
Dicere suppeditat neque enim, sine corpore cum sunt,
Sollicitae uolitant morbis alguque fameque ;
Corpus enim magis his uitiis adfine laborat,
Et mala multa animus contage fungitur eius.

Sed tamen his esto quamuis facere utile corpus,
Cui subeant ; at qua possint uia nulla uidetur.
Haut igitur faciunt animae sibi corpora et artus.
Nec tamen est utqui perfectis insinuentur
Corporibus ; neque enim poterunt suptiliter esse
Conexae neque consensu contagia fient.

En outre reste-t-il des semences de l'âme
Au corps inanimé ? S'il en reste au-dedans,
On n'aura plus le droit de la croire immortelle,
Puisqu'en se retirant, elle s'est mutilée.
Mais si l'âme s'enfuit en gardant tous ses membres,
Sans laisser dans le corps nulle part d'elle-même,
D'où viennent donc les vers qu'expirent les cadavres
En leur putride chair, tout ce peuple vivant,
Sans os ni sang, qui grouille et fait gonfler les membres ?

Au cas où tu croirais que du dehors les âmes
Se glissent dans les vers, chacune dans un corps,
Sans même demander pourquoi ces milliers d'âmes
Convergent en un point qu'une seule a quitté,
Reste une question qu'il faudra bien trancher :
Font-elles donc la chasse à chaque vermisseau
En germe, afin de se fabriquer un logis,
Ou bien, comme en des corps tout faits se glissent-elles ?
Mais pourquoi s'infliger ce labeur à soi-même,
Qui peut le dire, si sans corps elles volètent
Sans souci de la faim, du froid, des maladies ?
C'est bien plutôt le corps qui souffre de ces vices,
Dont la contagion met l'esprit fort à mal.

Admettons qu'il leur soit utile de bâtir
Un corps où se loger : comment le pourraient-elles ?
Donc les âmes ne font pour soi ni corps ni membres.
Pas moyen par ailleurs de glisser en des corps
Tout faits, car leur tissu serait trop peu subtil
Pour qu'ils puissent sentir ensemble par contact.

 

Contre la métempsychose (v. 741-783)

On suppose à présent que l'âme transmigre d'un autre corps : on verrait alors des cerfs avec des âmes de lion, etc. C'est le tableau classique des adunata, depuis Virgile et Juvénal jusqu'à Kant (le fameux cinabre de la CRP) et même Hergé où l'on voit une antilope poursuivre un lion. Ou bien si l'âme s'adapte au nouveau corps, autant dire encore une fois qu'elle devient totalement autre. L'âme est donc ce qui détermine le caractère spécifique.

Admettons que le passage ne se fasse que dans la même espèce : pourquoi le poulain n'a-t-il pas la formation du cheval adulte ? Donc, là encore, si elle perd tout son acquis, autant dire qu'elle n'est plus la même. De plus, le développement de l'âme est inséparable de lui du corps. On se dirige ainsi vers la double question morale du caractère et de la formation, déjà évoquée aux vers 282-322.
Le passage se termine par une pique à l'égard de certaines conceptions néo-platoniciennes, avant la lettre (Ennéades, VI, 7), dont parle Bergson (« Le rêve », dans l'Énergie spirituelle).

Parlant de Platon, cette affaire de transmigration évoque le mythe d'Er et le choix des âmes. À la question platonicienne « quel type d'être choisir (choix du caractère) ? », Lucrèce substitue la question « que faire avec mon être tel qu'il est et qui ne peut changer radicalement de nature (choix de la formation) ? »
Remarquons au passage, comme le fait remarquer José Kany-Turpin, la réduction à l'absurde qui conclut cette partie sur la migration des âmes, avec son lot de répétitions et d'allitérations, apanage de l'ironique Lucrèce.

Denique cur acris uiolentia triste leonum
Seminium sequitur, uolpes dolus, et fuga ceruis
A patribus datur et patrius pauor incitat artus,
Et iam cetera de genere hoc cur omnia membris
Ex ineunte aeuo generascunt ingenioque,
Si non, certa suo quia semine seminioque
Vis animi pariter crescit cum corpore quoque ?
Quod si inmortalis foret et mutare soleret
Corpora, permixtis animantes moribus essent,
Effugeret canis Hyrcano de semine saepe
Cornigeri incursum cerui tremeretque per auras
Aeris accipiter fugiens ueniente columba,
Desiperent homines, saperent fera saecla ferarum.

Illud enim falsa fertur ratione, quod aiunt
Inmortalem animam mutato corpore flecti.
Quod mutatur enim, dissoluitur, interit ergo ;
Traiciuntur enim partes atque ordine migrant ;
Quare dissolui quoque debent posse per artus,
Denique ut intereant una cum corpore cunctae.

Sin animas hominum dicent in corpora semper
Ire humana, tamen quaeram cur e sapienti
Stulta queat fieri, nec prudens sit puer ullus,
Nec tam doctus equae pullus quam fortis equi uis.

Scilicet in tenero tenerascere corpore mentem
Confugient. Quod si iam fit, fateare necessest
Mortalem esse animam, quoniam mutata per artus
Tanto opere amittit uitam sensumque priorem.
Quoue modo poterit pariter cum corpore quoque
Confirmata cupitum aetatis tangere florem
Vis animi, nisi erit consors in origine prima ?
Quidue foras sibi uult membris exire senectis ?
An metuit conclusa manere in corpore putri
Et domus aetatis spatio ne fessa uetusto
Obruat ? At non sunt immortali ulla pericla.

Denique conubia ad Veneris partusque ferarum
Esse animas praesto deridiculum esse uidetur,
Expectare immortalis mortalia membra
Innumero numero certareque praeproperanter
Inter se quae prima potissimaque insinuetur ;
Si non forte ita sunt animarum foedera pacta,
Vt quae prima uolans aduenerit insinuetur
Prima neque inter se contendant uiribus hilum.

Enfin pourquoi s'attache à la funeste engeance
Des lions la fureur, et la ruse aux renards,
Aux cerfs la peur qui pousse à fuir de père en fils,
Et caetera, pourquoi tout cela dès l'enfance
S'engendre-t-il dans le corps et le caractère,
Si ce n'est que selon la semence et l'engeance,
Un esprit bien précis croît avec chaque corps ?
S'il était immortel et qu'il changeât de corps,
Les êtres animés mélangeraient leurs mœurs.
Souvent fuirait le chien d'Hyrcanie à l'attaque
Du cerf porteur de bois, dans les airs l'épervier
Tout tremblant s'enfuirait au vol d'une colombe,
La raison migrerait de l'homme aux bêtes fauves.

Dire en effet que l'âme immortelle se plie
Au changement de corps, c'est raisonner à faux ;
Ce qui change en effet se dissout et donc meurt,
En modifiant la place et l'ordre des parties,
Qui doivent donc aussi pouvoir être dissoutes
Dans le corps pour enfin avec lui périr toutes.

Si l'on dit que toujours âme d'homme en corps d'homme
Émigre, je demande alors pourquoi la sage
Devient sotte et pourquoi nul enfant n'est prudent,
Ou le poulain aussi formé qu'un étalon.

Dira-t-on qu'un corps faible affaiblit son esprit ?
Mais s'il en est ainsi, il faut bien avouer
L'âme mortelle, puisqu'elle change à tel point
Dans le corps qu'elle y perd sa vie antérieure.
Comment peut-elle atteindre à la fleur désirée
De l'âge et s'affermir ensemble avec le corps,
Sans épouser son sort dès la prime origine ?
Et pourquoi de son corps vieilli vouloir sortir ?
Craint-elle de rester prisonnière d'un corps
Putride, et que son toit vétuste ne s'écroule ?
Mais pour une immortelle, il n'est pas de danger !

Il est grotesque enfin que les âmes assistent
Aux rapports de Vénus, aux mises-bas des bêtes,
Et qu'en nombre innombrable un essaim d'immortelles
Attende un corps mortel, pour lutter de vitesse
À qui d'elles pourra s'y glisser la première ;
Ou peut-être y a-t-il un pacte entre les âmes :
La première arrivée en volant jusqu'au but
Aura la primauté, sans le moindre conflit ?!

 

Fixité de l'esprit dans le corps (v. 784-805)

Une fois reconnue la nécessaire conjonction de l'âme avec le corps dans son développement, reste à remonter à son origine : pour se développer et croître, il faut un lieu fixe où déjà l'âme puisse naître.

Le passage se conclut sur un principe plus large : impossiblité de joindre le mortel à l'immortel. Ici comme toujours, ce sont les combinaisons impossibles qui sont dénoncées comme source de la superstition. S'achève ainsi, avant la récapitulation finale, le mouvement qui va de la nature interne de l'âme à son développement conjoint avec le corps, dans sa durée réelle. La conclusion symétriquement parlera des maladies de l'âme.

Denique in aethere non arbor, non aequore in alto
Nubes esse queunt nec pisces uiuere in aruis
Nec cruor in lignis neque saxis sucus inesse.
Certum ac dispositumst ubi quicquid crescat et insit.
Sic animi natura nequit sine corpore oriri
Sola neque a neruis et sanguine longius esse.
Quod si posset enim, multo prius ipsa animi uis
In capite aut umeris aut imis calcibus esse
Posset et innasci quauis in parte soleret,
Tandem in eodem homine atque in eodem uase manere.
Quod quoniam nostro quoque constat corpore certum
Dispositumque uidetur ubi esse et crescere possit
Sorsum anima atque animus, tanto magis infitiandum
Totum posse extra corpus durare genique.

Quare, corpus ubi interiit, periisse necessest
Confiteare animam distractam in corpore toto.
Quippe etenim mortale aeterno iungere et una
Consentire putare et fungi mutua posse
Desiperest ; quid enim diuersius esse putandumst
Aut magis inter se disiunctum discrepitansque,
Quam mortale quod est inmortali atque perenni
Iunctum in concilio saeuas tolerare procellas ?

Pour finir, il ne peut être d'arbre dans l'air,
De nuages dans l'eau, de poissons dans les champs,
Ni de sang dans le bois, de sève dans les pierres.
À chacun son lieu fixe où croître et demeurer.
Aussi l'esprit ne peut-il naître sans le corps,
Tout seul, ni loin des nerfs et du sang exister.
Car s'il pouvait le faire, il pourrait bien plutôt
Résider dans la tête, ou bien dans les épaules,
Ou les talons, et naître en quelque autre partie,
Tant que c'est dans le même homme, le même vase.
Puisque dans notre corps aussi l'âme et l'esprit
Disposent d'un lieu fixe où pouvoir être et croître
À l'écart, d'autant plus faut-il nier qu'ils puissent
Hors du corps tout entier durer et s'engendrer.

Il faut donc avouer que lorsque le corps meurt,
L'âme qui se déchire en tout le corps périt.
Car joindre l'éternel au mortel, et les croire
Pouvoir sentir ensemble et l'un sur l'autre agir,
C'est folie. En effet, quoi de plus disparate,
Ou bien de plus disjoint et de plus discordant
Qu'une chose mortelle à l'immortelle jointe
Pour souffrir de conserve une mer de tourments ?

 

Conclusion : l'âme n'a aucun des réquisits de l'immortalité (v. 806-829)

Pour être immortel, il faut être soit un atome (absolument solide), soit le vide (intangible), soit le tout (sans dehors). L'âme n'est aucun des trois.
Mourir, c'est donc être fissuré par quelque chose qui nous touche du dehors et fait s'éparpiller l'âme hors de sa coque protectrice.

Or précisément, l'âme non seulement partage les maux du corps, mais a les siens propres, et l'esprit lui aussi : et on conclut précisément sur la peur, l'angoisse, et l'oubli, l'ingratitude, tous les maux qui résultent de la crainte de la mort. La boucle est bouclée. Ce qui fait la vie, c'est donc la continuité et la sérénité. La mort n'est pas quelque chose qui attendrait l'âme après sa sortie du corps ; la mort est ici et maintenant, dans la vie, dans ce qui entame l'esprit, et premièrement, l'ingratitude à l'égard de la durée vécue et des biens passés. C'est de cela qu'il faut nous soigner, et tout de suite puisque reporter cet exercice, ce serait comme reporter le moment du salut. C'est l'objet de la fin du ce troisième chant.

Praeterea quaecumque manent aeterna necessest
Aut quia sunt solido cum corpore respuere ictus
Nec penetrare pati sibi quicquam quod queat artas
Dissociare intus partis, ut materiai
Corpora sunt, quorum naturam ostendimus ante,
Aut ideo durare aetatem posse per omnem,
Plagarum quia sunt expertia sicut inanest,
Quod manet intactum neque ab ictu fungitur hilum,
Aut etiam quia nulla loci sit copia circum,
Quo quasi res possint discedere dissoluique,
Sicut summarum summast aeterna, neque extra
Quis locus est quo diffugiant neque corpora sunt quae
Possint incidere et ualida dissoluere plaga.

Quod si forte ideo magis inmortalis habendast,
Quod uitalibus ab rebus munita tenetur,
Aut quia non ueniunt omnino aliena salutis,
Aut quia quae ueniunt aliqua ratione recedunt
Pulsa prius quam quid noceant sentire queamus,
***lacune***

Praeter enim quam quod morbis cum corporis aegret,
Aduenit id quod eam de rebus saepe futuris
Macerat inque metu male habet curisque fatigat,
Praeteritisque male admissis peccata remordent.
Adde furorem animi proprium atque obliuia rerum,
Adde quod in nigras lethargi mergitur undas.

En outre pour rester éternel, il faut, soit
Avoir un corps solide et repousser les chocs,
Sans laisser pénétrer rien qui puisse au-dedans
Détruire l'union étroite des parties :
Tels avons-nous montré les corps de la matière ;
Ou bien pouvoir durer toute l'éternité
Parce qu'exempt de coups : c'est ainsi qu'est le vide,
Qui demeure intangible, inapte au moindre choc ;
Ou parce qu'alentour il n'y a pas de place
Où les choses pourraient comme aller se dissoudre :
Telle est l'éternité de la somme des sommes,
Hors de laquelle il n'est ni place où s'échapper,
Ni corps pour la dissoudre en l'accablant de coups.

Et si l'on croit plutôt que l'âme est immortelle
Car tenue à l'abri des travers de la vie,
Soit que nul corps ne vienne attenter à ses jours,
Soit que quelque moyen repousse ceux qui viennent
Avant que nous puissions en sentir la nuisance,
***lacune probable d'au plus un vers signifiant :
« On s'écarte bien loin du vrai raisonnement. »***
Outre en effet qu'elle est malade avec le corps,
Advient aussi souvent l'avenir qui la mine,
La peur qui la meurtrit, les soucis qui l'épuisent,
Et des crimes passés le remords qui la ronge ;
Ajoute pour l'esprit la folie et l'oubli,
Et l'onde noire où le plonge la léthargie.

 

Les causes de la crainte (v. 830-869)

Après la mort, rien ne peut nous atteindre même si l'âme devait rester sensible ou si l'union devait se reformer.

Nil igitur mors est ad nos neque pertinet hilum,
Quandoquidem natura animi mortalis habetur.
Et uel ut ante acto nihil tempore sensimus aegri,
Ad confligendum uenientibus undique Poenis,
Omnia cum belli trepido concussa tumultu
Horrida contremuere sub altis aetheris auris,
In dubioque fuere utrorum ad regna cadendum
Omnibus humanis esset terraque marique,
Sic, ubi non erimus, cum corporis atque animai
Discidium fuerit, quibus e sumus uniter apti,
Scilicet haud nobis quicquam, qui non erimus tum,
Accidere omnino poterit sensumque mouere,
Non si terra mari miscebitur et mare caelo.

Et si iam nostro sentit de corpore postquam
Distractast animi natura animaeque potestas,
Nil tamen est ad nos, qui comptu coniugioque
Corporis atque animae consistimus uniter apti.

Nec, si materiem nostram collegerit aetas
Post obitum rursumque redegerit ut sita nunc est,
Atque iterum nobis fuerint data lumina uitae,
Pertineat quicquam tamen ad nos id quoque factum,
Interrupta semel cum sit repetentia nostri.
Et nunc nil ad nos de nobis attinet, ante
Qui fuimus, [neque] iam de illis nos adficit angor.
Nam cum respicias inmensi temporis omne
Praeteritum spatium, tum motus materiai
Multimodi quam sint, facile hoc adcredere possis,
Semina saepe in eodem, ut nunc sunt, ordine posta
Haec eadem, quibus e nunc nos sumus, ante fuisse.
Nec memori tamen id quimus reprehendere mente ;
Inter enim iectast uitai pausa uageque
Deerrarunt passim motus ab sensibus omnes.
Debet enim, misere si forte aegreque futurumst ;
Ipse quoque esse in eo tum tempore, cui male possit
Accidere. Id quoniam mors eximit, esseque prohibet
Illum cui possint incommoda conciliari,
Scire licet nobis nihil esse in morte timendum
Nec miserum fieri qui non est posse, neque hilum
Differre an nullo fuerit iam tempore natus,
Mortalem uitam mors cum inmortalis ademit.

Et donc la mort n'est rien en rapport avec nous
Et ne nous touche en rien, sachant l'esprit mortel.
Et comme au temps passé nous n'avons rien souffert,
Quand les Carthaginois partout venaient combattre,
Que le monde ébranlé par le choc de la guerre
Tremblait épouvanté sous la voûte du ciel,
Et que l'humanité se demandait à qui
L'empire allait échoir sur la terre et la mer,
De même, quand nous ne serons plus, qu'âme et corps
Divorceront, rompant l'union qui nous forme,
Nous qui ne serons plus, rien, absolument rien
Ne pourra nous atteindre ni mouvoir nos sens,
Même si terre et mer, mer et ciel se mêlaient.

Et si l'âme et l'esprit, après s'être arrachés
De notre corps, avaient encor des sentiments,
Cela ne serait rien en rapport avec nous,
Qui sommes l'union de l'âme avec le corps.

Même si le temps rassemblait nos matériaux
Après la mort, et les rangeait comme à présent,
Nous donnant la lumière et la vie à nouveau,
Cela non plus ne nous toucherait nullement,
Le souvenir de nous-même une fois rompu.
Et rien ne nous atteint aujourd'hui de ce nous
Que nous fûmes, il ne nous donne aucune angoisse.
Considère en effet l'immensité du temps,
Tout le passé, combien la matière est mobile,
Et tu pourras sans peine admettre ce qui suit :
Les mêmes éléments dont nous sommes formés
Ont été disposés déjà dans le même ordre ;
Mais nous ne pouvons pas en retrouver mémoire,
Car la vie entre-temps s'est arrêtée, et tous
Ses mouvements se sont égarés loin des sens.
Car celui qui plus tard doit souffrir doit aussi
Exister dans le temps où ce mal peut l'atteindre.
Puisque la mort l'exclut, et qu'elle empêche d'être
Celui sur qui pourraient s'accumuler ces maux,
On voit qu'il n'y a rien à craindre dans la mort,
Que celui qui n'est pas ne peut souffrir de rien,
Et qu'il n'importe en rien que l'on soit déjà né,
Quand la mort immortelle a pris mortelle vie.

 

L'avenir du corps ne nous concerne pas non plus (v. 870-893)

La religion romaine, comme la grecque, exigeait un rituel funéraire qui comportait la crémation ou l'inhumation. Une mort sans sépulture paraissait donc plus malheureuse pour la conscience du fidèle.

Proinde ubi se uideas hominem indignarier ipsum,
Post mortem fore ut aut putescat corpore posto
Aut flammis interfiat malisue ferarum,
Scire licet non sincerum sonere atque subesse
Caecum aliquem cordi stimulum, quamuis neget ipse
Credere se quemquam sibi sensum in morte futurum ;
Non, ut opinor, enim dat quod promittit et unde
Nec radicitus e uita se tollit et eicit,
Sed facit esse sui quiddam super inscius ipse.

Viuus enim sibi cum proponit quisque futurum,
Corpus uti uolucres lacerent in morte feraeque,
Ipse sui miseret ; neque enim se diuidit illim
Nec remouet satis a proiecto corpore et illum
Se fingit sensuque suo contaminat astans.
Hinc indignatur se mortalem esse creatum
Nec uidet in uera nullum fore morte alium se,
Qui possit uiuus sibi se lugere peremptum
Stansque iacentem [se] lacerari uriue dolere.
Nam si in morte malumst malis morsuque ferarum
Tractari, non inuenio qui non sit acerbum
Ignibus inpositum calidis torrescere flammis
Aut in melle situm suffocari atque rigere
Frigore, cum summo gelidi cubat aequore saxi,
Vrgeriue superne obtritum pondere terrae.

Ainsi, lorsque tu vois un homme s'indigner
De ce qu'après la mort son corps ira pourrir,
Ou bien sera détruit par la flamme ou les fauves,
Sache qu'il sonne faux, et qu'au fond de son cœur
Le taraude un secret aiguillon, bien qu'il nie
Que dans la mort future, il croit sentir encore.
Il ne tient pas, à mon avis, ce qu'il avance,
Il ne s'extirpe pas de la vie en entier,
Mais fait à son insu survivre un peu de soi.

Car lorsque l'homme en vie anticipe sa mort,
Et son corps lacéré des oiseaux et des fauves,
Il se prend en pitié ; c'est qu'il ne se sépare
Ni ne s'enlève assez du corps gisant, debout
Se confond avec lui, l'affecte de ses sens.
Aussi s'indigne-t-il d'être créé mortel,
Sans voir que dans la mort véritable, aucun autre
Lui-même ne pourra vivant pleurer sa perte,
Souffrir debout qu'à terre on le brûle ou lacère.
Car si, morts, c'est un mal d'être mâchés des fauves,
Je ne vois pas pourquoi ce serait moins pénible
D'être mis au bûcher pour rôtir dans les flammes,
D'étouffer dans le miel ou de roidir de froid,
Lorsque l'on est couché sur la pierre glacée,
Ou bien d'être écrasé sous le poids de la terre.

 

La pitié pour le mort (v. 894-903)

« Iam iam non domus accipiet te laeta neque uxor
Optima, nec dulces occurrent oscula nati
Praeripere et tacita pectus dulcedine tangent.
Non poteris factis florentibus esse tuisque
Praesidium. Misero misere » aiunt « omnia ademit
Vna dies infesta tibi tot praemia uitae. »
Illud in his rebus non addunt « nec tibi earum
Iam desiderium rerum super insidet una. »
Quod bene si uideant animo dictisque sequantur,
Dissoluant animi magno se angore metuque.

« Jamais plus ton foyer ne viendra te fêter,
Ni l'épouse sans prix, ni les bambins courant
S'arracher tes baisers et te laisser sans voix !
Plus ne pourras vaquer à tes heureux succès,
Ni protéger les tiens. Misère ! Jour funeste,
Disent-ils, qui t'a pris tous ces biens de la vie ! »
Mais ils n'ajoutent pas : « mais sur toi nul regret
De tout cela non plus ne pèse en même temps. »
S'ils voyaient bien ce point, mesurant leurs paroles,
Ils se délivreraient de grande angoisse et crainte.

 

La pitié pour soi : le deuil éternel (v. 904-911)

« Tu quidem ut es leto sopitus, sic eris aeui
Quod super est cunctis priuatus doloribus aegris ;
At nos horrifico cinefactum te prope busto
Insatiabiliter defleuimus, aeternumque
Nulla dies nobis maerorem e pectore demet. »
Illud ab hoc igitur quaerendum est, quid sit amari
Tanto opere, ad somnum si res redit atque quietem,
Cur quisquam aeterno possit tabescere luctu.

« – Toi, tu dors dans la mort, tel tu demeureras
Pour le reste du temps, exempt de toute peine.
Mais nous, près de l'affreux bûcher qui te fait cendre,
Insatiablement t'avons pleuré, chagrin
Éternel, que nul jour n'ôtera de nos cœurs. »
À lui donc, demandons : qu'est-il de tant amer,
Si la chose revient au sommeil, au repos,
Pour se morfondre ainsi dans un deuil éternel ?

 

L'angoisse du manque (v. 912-930)

Hoc etiam faciunt ubi discubuere tenentque
Pocula saepe homines et inumbrant ora coronis,
Ex animo ut dicant : « breuis hic est fructus homullis ;
Iam fuerit neque post umquam reuocare licebit. »
Tam quam in morte mali cum primis hoc sit eorum,
Quod sitis exurat miseros atque arida torrat,
Aut aliae cuius desiderium insideat rei.
Nec sibi enim quisquam tum se uitamque requiret,
Cum pariter mens et corpus sopita quiescunt ;
Nam licet aeternum per nos sic esse soporem,
Nec desiderium nostri nos adficit ullum,
Et tamen haud quaquam nostros tunc illa per artus
Longe ab sensiferis primordia motibus errant,
Cum correptus homo ex somno se colligit ipse.
Multo igitur mortem minus ad nos esse putandumst,
Si minus esse potest quam quod nihil esse uidemus ;
Maior enim turbae disiectus materiai
Consequitur leto nec quisquam expergitus extat,
Frigida quem semel est uitai pausa secuta.

C'est ce qu'ils font aussi, ces hommes attablés,
La coupe en main, le front obombré de couronnes,
Qui disent, tout émus : « bref est le fruit de l'homme,
Il s'enfuira bientôt, irrévocablement ! »
Comme si dans la mort leur premier mal serait,
Misère, de brûler dans une soif aride,
Ou de sentir le poids de quelque autre regret.
Nul ne manque en effet de la vie ou de soi,
Quand le corps et l'esprit sont ensemble assoupis.
Nous admettons qu'un tel sommeil soit éternel,
Et nul regret de nous-même ne nous afflige.
Pourtant, les éléments épars parmi les membres
Ne s'égarent pas loin des mouvements des sens :
Arraché du sommeil, l'homme se ressaisit.
Pensons donc que la mort est beaucoup moins pour nous,
S'il peut y avoir moins que le rien avéré.
La matière en effet se trouble et se disperse
Bien plus après la mort, et nul ne se relève,
Une fois que la vie a fait sa froide pause.

 

Comme le souligne C. Rambaux dans sa reconstitution du dialogue qui sous-tend la conclusion du chant III (Revue des Études latines, LVIII, 1980, p. 201-219), hoc etiam faciunt n'ajoute pas un argument disparate, mais assimile l'attitude des « viveurs » à celle des « endeuillés » dont il vient d'être question. Tous projettent, sur le mort qu'ils ne sont pas ou ne seront pas, le regret des biens de la vie. Lucrèce répond ici à l'objection classique au premier argument épicurien : ce que l'on craint, c'est justement de tout perdre, y compris la sensibilité. Cf. la Lettre à Ménécée, 125 : « il est futile, celui qui dit craindre la mort, non parce qu'elle le chagrinera en étant présente, mais parce qu'elle le chagrine en étant à venir. Car elle qui, présente, ne trouble pas chagrine à vide celui qui l'attend ».

L'ingratitude – prosopopée de la Nature (v. 931-962)

Denique si uocem rerum natura repente
Mittat et hoc alicui nostrum sic increpet ipsa :
« Quid tibi tanto operest, mortalis, quod nimis aegris
Luctibus indulges ? quid mortem congemis ac fles ?
Nam [si] grata fuit tibi uita ante acta priorque
Et non omnia pertusum congesta quasi in uas
Commoda perfluxere atque ingrata interiere ;
Cur non ut plenus uitae conuiua recedis
Aequo animoque capis securam, stulte, quietem ?

Sin ea quae fructus cumque es periere profusa
Vitaque in offensost, cur amplius addere quaeris,
Rursum quod pereat male et ingratum occidat omne,
Non potius uitae finem facis atque laboris ?
Nam tibi praeterea quod machiner inueniamque,
Quod placeat, nihil est ; eadem sunt omnia semper.

Si tibi non annis corpus iam marcet et artus
Confecti languent, eadem tamen omnia restant,
Omnia si perges uiuendo uincere saecla,
Atque etiam potius, si numquam sis moriturus »,
Quid respondemus, nisi iustam intendere litem
Naturam et ueram uerbis exponere causam ?

Grandior hic uero si iam seniorque queratur
Atque obitum lamentetur miser amplius aequo,
Non merito inclamet magis et uoce increpet acri :
« Aufer abhinc lacrimas, baratre, et compesce querellas.
Omnia perfunctus uitai praemia marces ;
Sed quia semper aues quod abest, praesentia temnis,
Inperfecta tibi elapsast ingrataque uita,
Et nec opinanti mors ad caput adstitit ante
Quam satur ac plenus possis discedere rerum.
Nunc aliena tua tamen aetate omnia mitte
Aequo animoque, age dum, iam aliis concede necessest. »

Enfin si tout à coup la Nature en personne
Prenait voix pour tancer l'un de nous en ces termes :
« Qu'est-ce donc, ô mortel, que cet excès de deuil ?
Qu'as-tu donc à gémir, à pleurer sur la mort ?
Si ta vie écoulée a recueilli tes grâces,
Si tu n'as pas laissé, comme un vase percé,
S'écouler tous les biens par ton ingratitude,
Que ne sors-tu, sot, en convive plein de vie,
Et ne fais bon visage au repos sans souci ?

Mais si tes fruits passés se sont tous épandus,
Si vivre te déplaît, pourquoi demander plus,
Quand tout finirait mal, perdu d'ingratitude ?
Mets donc plutôt un terme à ta vie et tes peines !
Car il n'est rien de neuf que je puisse inventer
Pour te faire plaisir ; tout est toujours pareil.

Et même si ton corps ne devait point vieillir,
Tes membres s'alanguir, tout restera pareil,
Même si tu vivais plus longtemps que tout autre,
Mieux : même si jamais tu n'avais à mourir. »
Que répondre, sinon que juste est le procès
Qu'intente la Nature, et que sa cause est vraie ?

Et si c'est un vieillard qui se lamente ainsi,
Qui se plaint de la mort, pleurant plus qu'il n'est juste,
Ne serait-elle en droit de donner plus de voix :
« Ravale donc ces pleurs, gouffre, retiens tes plaintes !
Tous les biens de la vie épuisés, tu déclines ;
À désirer l'absent, mépriser le présent,
La vie enfin t'échappe, ingrate, inachevée,
Et voici que tu vois la mort à ton chevet
Sans pouvoir t'en aller le cœur plein et content.
Laisse donc tout cela, qui n'est plus de ton âge,
Allons ! du cœur, il faut céder la place aux autres ! »

 

La mort est nécessaire (v. 963-971)

Iure, ut opinor, agat, iure increpet inciletque ;
Cedit enim rerum nouitate extrusa uetustas
Semper, et ex aliis aliud reparare necessest.
Nec quisquam in baratrum nec Tartara deditur atra ;
Materies opus est, ut crescant postera saecla ;
Quae tamen omnia te uita perfuncta sequentur ;
Nec minus ergo ante haec quam tu cecidere cadentque.
Sic alid ex alio numquam desistet oriri
Vitaque mancipio nulli datur, omnibus usu.

Juste procès, je crois, et justes remontrances ;
Car toujours la jeunesse expulse la vieillesse,
Il faut qu'avec les uns se reforment les autres.
Nul ne va dans le gouffre et dans le noir Tartare :
Aux races à venir il faut des matériaux
Pour croître, et cependant elles te suivront toutes,
Et ne mourront pas moins que celles d'avant toi.
C'est ainsi que sans cesse un être naît de l'autre :
Nul ne détient la vie, et tous en ont l'usage.

 

L'enfer est dans la vie (v. 972-979)

Respice item quam nil ad nos ante acta uetustas
Temporis aeterni fuerit, quam nascimur ante.
Hoc igitur speculum nobis natura futuri
Temporis exponit post mortem denique nostram.
Numquid ibi horribile apparet, num triste uidetur
Quicquam, non omni somno securius exstat ?
Atque ea nimirum quae cumque Acherunte profundo
Prodita sunt esse, in uita sunt omnia nobis.

Vois de même à quel point toute l'antiquité
Qui nous a précédés n'est rien qui nous concerne.
Tel est donc le miroir qu'à nos yeux la Nature
Montre du temps futur qui suivra notre mort.
Y paraît-il jamais rien d'horrible et d'amer ?
Nul sommeil n'est aussi dénué de souci.
Mais tout ce que l'on dit du profond Achéron
Et de ce qu'il contient, tout est dans notre vie.

 

La crainte des dieux (v. 980-983)

Nec miser inpendens magnum timet aere saxum
Tantalus, ut famast, cassa formidine torpens ;
Sed magis in uita diuom metus urget inanis
Mortalis casumque timent quem cuique ferat fors.

Nul Tantale ne craint au-dessus de sa tête
Un énorme rocher qui l'épouvante en vain ;
Mais c'est plutôt ici que la crainte des dieux,
Du hasard et du sort, presse en vain les mortels.

 

L'amour (v. 984-994)

Nec Tityon uolucres ineunt Acherunte iacentem
Nec quod sub magno scrutentur pectore quicquam
Perpetuam aetatem possunt reperire profecto.
Quam libet immani proiectu corporis exstet,
Qui non sola nouem dispessis iugera membris
Optineat, sed qui terrai totius orbem,
Non tamen aeternum poterit perferre dolorem
Nec praebere cibum proprio de corpore semper.
Sed Tityos nobis hic est, in amore iacentem
Quem uolucres lacerant atque exest anxius angor
Aut alia quauis scindunt cuppedine curae.

Nul Tityos ne gît, becqueté des oiseaux,
Dans l'Achéron ; ils ne sauraient trouver de quoi
Fouiller son large torse à perpétuité.
Si monstrueux que soit tout son corps étendu,
Quand même il couvrirait, membres écartelés,
Non pas ses neuf arpents, mais tout l'orbe terrestre,
Il ne pourrait souffrir de douleur éternelle
Ni les nourrir toujours de sa propre substance.
Mais c'est ici que dans l'amour Tityos gît,
Lacéré des oiseaux de l'anxieuse angoisse,
Ou qu'un autre désir déchire de soucis.

 

L'ambition (v. 995-1002)

Sisyphus in uita quoque nobis ante oculos est,
Qui petere a populo fasces saeuasque secures
Imbibit et semper uictus tristisque recedit.
Nam petere imperium, quod inanest nec datur umquam,
Atque in eo semper durum sufferre laborem,
Hoc est aduerso nixantem trudere monte
Saxum, quod tamen [e] summo iam uertice rusum
Voluitur et plani raptim petit aequora campi.

Sisyphe est dans la vie aussi, qui sollicite
Du peuple les faisceaux, baye aux haches cruelles,
Et qui toujours battu s'en revient déconfit.
Car briguer le pouvoir, vanité hors d'atteinte,
Et toujours à cela souffrir un dur labeur,
C'est pousser à grand peine au haut d'une montagne
Un rocher qui retombe aussitôt du sommet
Et s'en va rouler vite au niveau de la plaine.

 

L'ingratitude (v. 1003-1010)

Deinde animi ingratam naturam pascere semper
Atque explere bonis rebus satiareque numquam,
Quod faciunt nobis annorum tempora, circum
Cum redeunt fetusque ferunt uariosque lepores,
Nec tamen explemur uitai fructibus umquam,
Hoc, ut opinor, id est, aeuo florente puellas
Quod memorant laticem pertusum congerere in uas,
Quod tamen expleri nulla ratione potestur.

Ensuite, toujours repaître un esprit ingrat
Et le remplir de biens sans jamais le combler,
Ainsi que fait pour nous la ronde des saisons,
Qui portent tour à tour leurs saveurs variées
Sans que jamais leurs fruits emplissent notre vie,
C'est ce qu'on dit, je crois, de ces filles en fleurs
Qui vont verser de l'eau dans un vase percé,
Sans qu'on puisse l'emplir en aucune façon.

 

La mauvaise conscience (v. 1011-1023)

Cerberus et Furiae iam uero et lucis egestas
Tartarus horriferos eructans faucibus aestus !
Qui neque sunt usquam nec possunt esse profecto ;
Sed metus in uita poenarum pro male factis
Est insignibus insignis scelerisque luela,
Carcer et horribilis de saxo iactus deorsum,
Verbera carnifices robur pix lammina taedae ;
Quae tamen etsi absunt, at mens sibi conscia factis
Praemetuens adhibet stimulos torretque flagellis,
Nec uidet interea qui terminus esse malorum
Possit nec quae sit poenarum denique finis,
Atque eadem metuit magis haec ne in morte grauescant.
Hic Acherusia fit stultorum denique uita.

Et l'absence du jour, Cerbère et les Furies,
Le Tartare éructant des flammes effroyables,
Ils ne sont nulle part, ne peuvent exister ;
Mais dans la vie on craint, pour d'insignes méfaits,
D'insignes châtiments, et le paiement des crimes :
Prison, horrible saut du sommet de la roche,
Fouet, bourreaux, carcan, poix, lame rougie et torche ;
Même s'ils sont absents, conscient de ses fautes,
L'esprit les craint d'avance et se fouette lui-même,
Sans voir quel terme il peut y avoir à ses maux,
Ou si ses châtiments auront un jour leur fin ;
Il craint plutôt que dans la mort ils ne s'aggravent.
Bref, l'Enfer est ici ce que vivent les sots.

 

Les grands hommes sont morts, les petits morts-vivants (v. 1024-1052)

On voit au vers 1042 apparaître le nom d'Épicure. C'est sa seule occurrence dans l'ouvrage de Lucrèce. Selon Diogène Laërce (X, 15), Épicure mourut à l'âge de 72 ans, en 270, d'un calcul qui l'empêchait d'uriner. Quant à Démocrite, il mourut à 109 ans selon Hipparque, aux alentours de l'an 400.

Hoc etiam tibi tute interdum dicere possis.
« Lumina sis oculis etiam bonus Ancus reliquit,
Qui melior multis quam tu fuit, improbe, rebus.
Inde alii multi reges rerumque potentes
Occiderunt, magnis qui gentibus imperitarunt.
Ille quoque ipse, uiam qui quondam per mare magnum
Strauit iterque dedit legionibus ire per altum
Ac pedibus salsas docuit super ire lucunas
Et contempsit equis insultans murmura ponti,
Lumine adempto animam moribundo corpore fudit.
Scipiadas, belli fulmen, Carthaginis horror,
Ossa dedit terrae proinde ac famul infimus esset.
Adde repertores doctrinarum atque leporum,
Adde Heliconiadum comites; quorum unus Homerus
Sceptra potitus eadem aliis sopitus quietest.
Denique Democritum post quam matura uetustas
Admonuit memores motus languescere mentis,
Sponte sua leto caput obuius optulit ipse.
Ipse Epicurus obit decurso lumine uitae,
Qui genus humanum ingenio superauit et omnis
Restinxit stellas exortus ut aetherius sol.

Tu uero dubitabis et indignabere obire ?
Mortua cui uita est prope iam uiuo atque uidenti,
Qui somno partem maiorem conteris aeui,
Et uiligans stertis nec somnia cernere cessas
Sollicitamque geris cassa formidine mentem
Nec reperire potes tibi quid sit saepe mali, cum
Ebrius urgeris multis miser undique curis
Atque animo incerto fluitans errore uagaris. »

Toi-même tu pourrais parfois te dire aussi :
« Même le bon Ancus a clos ses yeux au jour,
Qui valait mille fois mieux que toi, bon à rien !
Depuis, bien d'autres rois, d'autres puissants du monde
Sont morts, qui gouvernaient de grandes nations.
Celui-là qui jadis fit dresser une route
Sur le vaste océan pour que ses légions
Puissent aller à pieds sur les gouffres salés,
Et ses chevaux fouler le murmure des flots,
Moribond, il ferma les yeux et rendit l'âme.
Scipion le Guerrier, la terreur de Carthage,
Eut ses os enterrés, tel le plus vil esclave.
Adjoins les inventeurs des arts et des sciences,
Et les amis des Muses dont le grand Homère
Tint le sceptre avant de s'endormir comme un autre.
Et Démocrite enfin, quand sa mûre vieillesse
L'eut averti que sa mémoire déclinait,
De lui-même au trépas vint présenter sa tête.
Même Épicure est mort, au décours de sa vie,
Qui surpassa le genre humain par son génie,
Ainsi que le soleil éclipse tous les astres.

Mais toi tu vas douter, t'indigner de mourir,
Toi dont, vivant, voyant, la vie est presque morte,
Toi qui perds à dormir la plupart de ton temps,
Ronfles tout éveillé, ne cesses de rêver,
D'agiter ton esprit d'une vaine épouvante,
Et qui ne peux trouver d'où vient tout ton malheur,
Quand, ivre de soucis, pressé de toutes parts,
Tu vagues dans l'erreur et dans l'incertitude. »

 

La haine de soi et son remède (v. 1053-1075)

Si possent homines, proinde ac sentire uidentur
Pondus inesse animo, quod se grauitate fatiget,
E quibus id fiat causis quoque noscere et unde
Tanta mali tam quam moles in pectore constet,
Haut ita uitam agerent, ut nunc plerumque uidemus
Quid sibi quisque uelit nescire et quaerere semper,
Commutare locum, quasi onus deponere possit.
Exit saepe foras magnis ex aedibus ille,
Esse domi quem pertaesumst, subitoque [reuertit],
Quippe foris nihilo melius qui sentiat esse.
Currit agens mannos ad uillam praecipitanter
Auxilium tectis quasi ferre ardentibus instans ;
Oscitat extemplo, tetigit cum limina uillae,
Aut abit in somnum grauis atque obliuia quaerit,
Aut etiam properans urbem petit atque reuisit.

Hoc se quisque modo fugit, at quem scilicet, ut fit,
Effugere haut potis est : ingratis haeret et odit
Propterea, morbi quia causam non tenet aeger ;
Quam bene si uideat, iam rebus quisque relictis
Naturam primum studeat cognoscere rerum,
Temporis aeterni quoniam, non unius horae,
Ambigitur status, in quo sit mortalibus omnis
Aetas, post mortem quae restat cumque manendo.

Si les hommes pouvaient, comme ils semblent sentir
Au fond de leur esprit le poids qui les accable,
En connaître aussi bien la cause, et d'où provient
Cette masse du mal pesant sur leur poitrine,
Ceux-ci ne vivraient pas comme on voit la plupart :
Nul ne sait ce qu'il veut, toujours cherche à changer
De place comme pour déposer son fardeau.
Celui-là, s'ennuyant au logis, souvent sort
De sa vaste demeure, et soudain y retourne,
Puisque au dehors il ne se sent pas mieux du tout.
Ses chevaux ventre à terre, il vole à sa villa,
Comme allant au secours des bâtiments en flammes.
Sitôt franchi le seuil il se met à bâiller,
Tombe en un lourd sommeil et recherche l'oubli,
Ou bien même il repart en hâte vers la ville.

Ainsi chacun se fuit, chose impossible en fait :
Ingratement rivé sur lui-même, il se hait,
Car malade il ne sait la cause de son mal ;
Que s'il la voyait bien, chacun, laissant le reste,
Chercherait à connaître avant tout la nature,
Car c'est l'éternité, non une petite heure,
Qui se trouve en débat : tout le temps qui demeure
Pour les mortels et qui leur reste après la mort.

 

Le mauvais désir de vie (v. 1076-1094)

Denique tanto opere in dubiis trepidare periclis
Quae mala nos subigit uitai tanta cupido ?
Certe equidem finis uitae mortalibus adstat
Nec deuitari letum pote, quin obeamus.
Praeterea uersamur ibidem atque insumus usque
Nec noua uiuendo procuditur ulla uoluptas ;
Sed dum abest quod auemus, id exsuperare uidetur
Cetera; post aliud, cum contigit illud, auemus
Et sitis aequa tenet uitai semper hiantis.
Posteraque in dubiost fortunam quam uehat aetas,
Quidue ferat nobis casus quiue exitus instet.

Nec prorsum uitam ducendo demimus hilum
Tempore de mortis nec delibare ualemus,
Quo minus esse diu possimus forte perempti.
Proinde licet quod uis uiuendo condere saecla,
Mors aeterna tamen nihilo minus illa manebit,
Nec minus ille diu iam non erit, ex hodierno
Lumine qui finem uitai fecit, et ille,
Mensibus atque annis qui multis occidit ante.

Enfin quel est ce si mauvais désir de vie,
Qui nous pousse à trembler si fort dans les dangers ?
Les mortels ont un terme à leur vie assigné,
On ne peut éviter de se rendre au trépas.
Et nous tournons en rond à rester toujours là :
Aucun plaisir nouveau n'est forgé par la vie.
Ce que nous désirons, absent paraît meilleur ;
Puis quand il nous échoit, le désir tourne ailleurs,
Et de vivre la soif toujours nous tient béants.
L'avenir est douteux, la fortune incertaine,
Ou les coups du hasard, ou la fin qui nous guette.

À vivre plus avant, nous ne retirons rien
Au temps propre à la mort, n'en saurions rien soustraire,
Comme si nous pouvions moins longtemps ne plus être.
Enterre autant de gens que tu veux dans ta vie,
N'en restera pas moins cette mort éternelle,
Et le temps du néant ne sera pas moins long
Pour celui dont la vie a pris fin aujourd'hui,
Que pour tel qui n'est plus depuis bien des années.

 

 

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