De rerum natura – Liber IV (suite)

Document PDF à téléchargerL'immarcescible œuvre philosophique de Lucrèce est traduite par les participants des forums de langues anciennes. Notons que la remarquable traduction en alexandrins et les commentaires des chants III et IV sont l'œuvre d'Ariel Suhamy, de pseudonyme Métrodore (adresse : metrodore chez free point fr) ; c'est sa version initiale, postée dans les forums, qui est présentée ci-dessous.
Quant aux versions les plus à jour et les plus abouties de sa traduction versifiée du chant III et de celle du chant IV, elles sont disponibles dans un document PDF PDF pour en faciliter la consultation et l'impression.
 

De rerum natura

L'imagination (v. 722-822)

 

Nunc age, quae moueant animum res accipe, et unde
Quae ueniunt ueniant in mentem percipe paucis.
Principio hoc dico, rerum simulacra uagari
Multa modis multis in cunctas undique partis
Tenuia, quae facile inter se iunguntur in auris,
Obuia cum ueniunt, ut aranea bratteaque auri.
Quippe etenim multo magis haec sunt tenuia textu
Quam quae percipiunt oculos uisumque lacessunt,
Corporis haec quoniam penetrant per rara cientque
Tenuem animi naturam intus sensumque lacessunt.

Centauros itaque et Scyllarum membra uidemus
Cerbereasque canum facies simulacraque eorum
Quorum morte obita tellus amplectitur ossa ;
Omnigenus quoniam passim simulacra feruntur,
Partim sponte sua quae fiunt aere in ipso,
Partim quae uariis ab rebus cumque recedunt
Et quae confiunt ex horum facta figuris.
Nam certe ex uiuo Centauri non fit imago,
Nulla fuit quoniam talis natura animalis ;
Verum ubi equi atque hominis casu conuenit imago,
Haerescit facile extemplo, quod diximus ante,
Propter subtilem naturam et tenuia texta.
Cetera de genere hoc eadem ratione creantur.

 

Quaecum mobiliter summa leuitate feruntur,
Vt prius ostendi, facile uno commouet ictu
Quaelibet una animum nobis subtilis imago ;
Tenuis enim mens est et mire mobilis ipsa.
Haec fieri ut memoro, facile hinc cognoscere possis.
Quatenus hoc simile est illi, quod mente uidemus
Atque oculis, simili fieri ratione necessest.
Nunc igitur docui quoniam me forte leonem
Cernere per simulacra, oculos quaecumque lacessunt,
Scire licet mentem simili ratione moueri
Per simulacra leonum [et] cetera quae uidet aeque
Nec minus atque oculi, nisi quod mage tenuia cernit.

Nec ratione alia, cum somnus membra profudit,
Mens animi uigilat, nisi quod simulacra lacessunt
Haec eadem nostros animos quaecum uigilamus,
Vsque adeo, certe ut uideamur cernere eum quem
Rellicta uita iam mors et terra potitast.
Hoc ideo fieri cogit natura, quod omnes
Corporis offecti sensus per membra quiescunt
Nec possunt falsum ueris conuincere rebus.
Praeterea meminisse iacet languetque sopore,
Nec dissentit eum mortis letique potitum
Iam pridem, quem mens uiuom se cernere credit.

Quod super est, non est mirum simulacra moueri
Bracchiaque in numerum iactare et cetera membra ;
Nam fit ut in somnis facere hoc uideatur imago.
Quippe, ubi prima perit alioque est altera nata
Inde statu, prior hic gestum mutasse uidetur.
Scilicet id fieri celeri ratione putandumst :
Tanta est mobilitas et rerum copia tanta,
Tantaque sensibili quouis est tempore in uno
Copia particularum, ut possit suppeditare.

 

Multaque in his rebus quaeruntur multaque nobis
Clarandumst, plane si res exponere auemus.
Quaeritur in primis quare, quod cuique libido
Venerit, extemplo mens cogitet eius id ipsum.
Anne uoluntatem nostram simulacra tuentur
Et simul ac uolumus nobis occurrit imago,
Si mare, si terram cordist, si denique caelum ?
Conuentus hominum, pompam, conuiuia, pugnas,
Omnia sub uerbone creat natura paratque ?
Cum praesertim aliis eadem in regione locoque
Longe dissimilis animus res cogitet omnis.
Quid porro, in numerum procedere cum simulacra
Cernimus in somnis et mollia membra mouere,
Mollia mobiliter cum alternis bracchia mittunt
Et repetunt oculis gestum pede conuenienti ?
Scilicet arte madent simulacra et docta uagantur,
Nocturno facere ut possint in tempore ludos ?

An magis illud erit uerum : quia tempore in uno,
Cum sentimus, id est cum uox emittitur una,
Tempora multa latent, ratio quae comperit esse,
Propterea fit uti quouis in tempore quaeque
Praesto sint simulacra locis in quisque parata.
Tanta est mobilitas et rerum copia tanta.
Et quia tenuia sunt, nisi quae contendit, acute
Cernere non potis est animus ; proinde omnia quae sunt
Praeterea pereunt, nisi si ad quae se ipse parauit.
Ipse parat sese porro speratque futurum
Vt uideat quod consequitur rem quamque : fit ergo.
Nonne uides oculos etiam, cum tenuia quae sunt
Cernere coeperunt, contendere se atque parare,
Nec sine eo fieri posse ut cernamus acute ?
Et tamen in rebus quoque apertis noscere possis,
Si non aduertas animum, proinde esse quasi omni
Tempore semotum fuerit longeque remotum.
Cur igitur mirumst, animus si cetera perdit
Praeterquam quibus est in rebus deditus ipse ?
Deinde adopinamur de signis maxima paruis
Ac nos in fraudem induimus frustraminis ipsi.
Fit quoque ut interdum non suppeditetur imago
Eiusdem generis, sed femina quae fuit ante,
In manibus uir uti factus uideatur adesse,
Aut alia ex alia facies aetasque sequatur.
Quod ne miremur sopor atque obliuia curant.

1 – La production des images fantastiques

À présent, ce qui meut la pensée, et d'où vient
Ce qui vient à l'esprit, apprends-le courtement.
D'abord je dis que des objets maints simulacres
Vaguent de toutes parts et très diversement,
Si fins que dans les airs ils se joignent sans mal,
Comme des feuilles d'or ou des toiles d'aragne.
C'est qu'ils sont d'une texture bien plus ténue
Que ceux qui captent l'œil et frappent notre vue,
Puisqu'ils vont dans le corps, en traversant les pores,
Frapper l'être ténu de l'esprit et son sens.

Ainsi voit-on morceaux de Scyllas et Centaures,
Museaux de Cerbères et simulacres d'êtres
Dont les os sont étreints par la terre et la mort.
C'est que partout vont tous genres de simulacres,
Dont les uns sont produits spontanément dans l'air,
Des objets variés les autres se détachent,
Dont les figures font naître d'autres encore.
Car il est bien certain que jamais n'a vécu
L'animal dont viendrait l'image du Centaure.
Mais dès que par hasard, d'un cheval et d'un homme
Les images confluent, leur nature subtile
Et leur tissu ténu sans peine les accrochent.
Toute image du genre a la même origine.

2 – La vision de l'esprit

D'une mobilité suprêmement légère,
Comme je l'ai montré, toute image subtile
Émeut au moindre choc aisément notre esprit,
Car lui-même est ténu, étonnamment mobile.
Et voici qui pourra t'en convaincre sans peine.
Semblable est ce qu'on voit par l'œil et la pensée ;
Forcément donc la cause en doit être semblable.
Puisque donc j'ai montré que pour voir un lion,
Les simulacres en doivent frapper mes yeux,
Concluons que l'esprit est semblablement mû ;
Et s'il voit des lions, c'est par leurs simulacres,
Non moins que font les yeux, sauf qu'ils sont plus ténus.

Ce n'est pas autrement, quand les membres sommeillent,
Que l'esprit veille ; car les mêmes simulacres
Nous affectent en rêve autant que dans la veille,
Au point d'être certains de voir le disparu
Que la terre et la mort ont déjà séquestré.
La nature y contraint, car tous les sens du corps
Se trouvent au repos, entravés dans les membres,
Sans pouvoir triompher du faux avec le vrai.
En outre la mémoire, inerte et languissante,
N'objecte pas qu'il est au pouvoir de la mort,
Depuis longtemps, celui que l'on croit voir en vie.

Rien non plus d'étonnant de voir les simulacres
Se mouvoir et lancer bras et membres en rythme.
Car c'est ce qu'en rêvant l'image a l'air de faire :
L'une meurt, l'autre naît, dans une autre attitude,
Comme si la première avait changé son geste.
Cela bien entendu doit se passer très vite :
Si grands en sont le nombre et la mobilité,
Tant il est, dans un seul point sensible du temps,
De particules, qu'il peut s'en pourvoir assez.

3 – La part de l'attention

À ce sujet beaucoup de questions se posent,
Qu'il nous faut éclaircir si nous voulons tout dire.
On demande d'abord pourquoi, selon l'envie
Qui nous vient d'un objet, sitôt l'esprit y pense.
Les simulacres sont-ils soumis à nos vœux,
Et dès que nous voulons, l'image nous vient-elle,
Que nous chantent la mer, la terre, ou bien le ciel ?
Pompes et défilés, batailles et banquets,
La nature, d'un mot, nous les fournira-t-elle ?
D'autant qu'au même endroit, dans un même séjour,
Les pensers de chacun y sont fort dissemblables.
Mieux : en rêve, comment voit-on les simulacres
En cadence avancer, mouvoir leurs membres souples,
Lorsqu'ils vont balançant leurs bras souples et lestes,
L'œil répétant le geste avec l'accord du pied ?
Se sont-ils gorgés d'art, instruits tout en vaguant,
Pour pouvoir dans la nuit se produire en spectacle ?

Le vrai n'est-il plutôt que ce que nous sentons
Comme un unique instant, le temps d'émettre un son,
Cache de nombreux temps que la raison décèle.
Et c'est pourquoi, dans tous les lieux, à tout moment,
Tout simulacre est là, prêt à se présenter ;
Si grands en sont le nombre et la mobilité.
Et comme ils sont ténus, l'esprit non attentif
Ne peut les discerner ; c'est pourquoi tous périssent,
Sauf ceux auxquels il s'est lui-même préparé.
En outre il se prépare à chaque événement,
Dont il s'attend à voir la suite : elle a donc lieu.
Ne vois-tu pas aussi les yeux se préparer
Et se tendre afin de voir des objets ténus,
Sans quoi nous ne pourrions les voir distinctement ?
Même ce qu'on voit bien peut te l'apprendre aussi :
Si tu n'es attentif, tout a lieu comme si
Les choses s'éloignaient dans l'espace et le temps.
Pourquoi donc s'étonner si l'esprit laisse perdre
Tous les objets auxquels il ne s'adonne pas ?
Puis, nous échafaudons de vastes conjectures
Sur le plus faible signe, en nous dupant nous-mêmes.
Et ce n'est pas non plus toujours au même genre
Que se fournit l'image, et celle qui fut femme
Entre nos bras paraît se transformer en homme,
Ou bien passe d'un âge ou d'un visage à l'autre.
La torpeur et l'oubli préviennent la surprise.

 

Dans le vers « L'œil répétant le geste avec l'accord du pied ? », selon M. Bollack (La raison de Lucrèce, Minuit, p. 15), oculis ne peut guère renvoyer aux yeux du spectateur, puisqu'il est question de la vision de l'esprit. Oculis serait donc un complément de moyen : ils répètent le geste avec les yeux, comme cela se faisait dans la danse antique.

Lucrèce passe à un sixième sens, si l'on peut dire, le « sens de l'esprit » (animi naturam... sensumque). Comme les autres sens, il a ses objets propres (cf. 522-523 : « les autres sens ont chacun leur objet ») ; cependant, ce sens est proche de la vision, puisque ce sont encore des simulacres qui l'émeuvent : « Il faut encore admettre que si nous voyons les formes, par les yeux et par la pensée, c'est que quelque chose qui émane des objets extérieurs entre en nous » (Lettre à Hérodote, 49). La vision va donc tout naturellement servir de modèle pour en comprendre le fonctionnement. Le sens de l'esprit fonctionne comme les autres sens : mouvement de corps extérieurs venant ébranler le sens lui-même corporel ; mais l'esprit étant de texture plus ténue que les sens, les simulacres qui le frappent le sont aussi. Les idées et les images ne sont donc pas des impressions affaiblies ni des créations propres de l'esprit, mais des simulacres plus ténus encore que les autres qui traversent le corps pour marquer directement l'esprit. Leur ténuité explique aussi qu'ils puissent se mélanger et composer des visions fantastiques tels que les centaures. L'imagination est ainsi dépouillée de la spontanéité créatrice qu'on lui prête ordinairement : elle ne fait que recueillir ces images plus ou moins fantastiques ; c'est pourquoi Lucrèce commence par les figures les plus fantastiques. La pensée, quand elle se coupe des sensations, baigne dans le fantastique.

Comme le dit A. Gigandet qui a longuement analysé ce passage dans son livre Lucrèce et les raison du mythe : « la façon dont Lucrèce présente le problème des représentations de l'esprit au chant IV incite à concevoir les conditions de possibilités de l'illusion comme directement associées aux conditions de possibilité de l'esprit lui-même. » Voir aussi p. 231 : « les objets imaginaires, dont le mythe dresse une sorte d'inventaire, sont bel et bien donnés comme typiques des objets de pensée en général, en tant qu'ils révèlent précisément le pouvoir de l'esprit à penser l'absent, l'insensible ou l'inexistant. »

Il s'agit donc ici de ce que nous appellerions l'imagination, c'est-à-dire de ce qui « vient à la pensée » de l'extérieur, et non de ce que l'esprit produit de lui-même (les prolepses et les opinions) à partir de ses sensations ; il n'y a pas à se demander, comme le font certains, comment cette passivité de l'esprit peut rendre compte de la formation des idées abstraites et notamment celles se rapportant à des réalités qui ne produisent pas d'images, comme le vide. Néanmoins, on va voir que la part active de l'esprit joue un rôle déterminant dans la sélection des sensations qui parviennent à la conscience. On peut donc lire en creux une théorie générale de l'esprit, de sa passivité et son activité.
Il ne s'agit pas non plus d'établir la nature matérielle de l'esprit, ce qui a déjà été fait au Chant III, mais d'expliquer plus particulièrement le fonctionnement de l'imaginaire, et notamment du rêve. On s'achemine ainsi vers la conclusion du Chant : la théorie de l'amour, qui est un rêve éveillé (vers 1097). L'objectif du passage est d'ailleurs de montrer que l'esprit fonctionne de la même façon dans le rêve et la veille. La vision de l'esprit est ainsi placée entre ce que nous nommerions des hallucinations (visions de centaures) et le rêve.

La vision des fantômes sert de fil conducteur au passage. On se souvient que la vision des morts constitue un enjeu essentiel du De Rerum natura (IV, 33-36, et déjà I, 132-135 ; et derechef V 62-63). Lucrèce l'associe d'abord (724-744) aux visions fantastiques, formées par association de simulacres puis aux visions intellectuelles mais réelles (celle du lion existant vraiment) ; enfin, ces spectres (les « simulacres », puisqu'on se souvient que le mot désigne aussi les spectres) semblent s'animer dans les rêves et venir nous visiter. Il va falloir déterminer ce que le spectre doit à chacun de ces trois modèles. Il faut expliquer non seulement pourquoi nous voyons les fantômes, mais aussi pourquoi nous sommes persuadés de leur existence, au moment où nous les voyons et même après, ce qui trouble en profondeur la foi dans les sens. L'image du fantôme est d'abord une image subtile et unique que l'esprit peut percevoir, longtemps après la disparition de l'être dont l'image est issue (cf. Cicéron, De Diuinatione, II, 137, et la lettre à Cassius Ad familiares VI, 16). Mais, de plus, dans le rêve, cette image peut s'animer et donner l'illusion de la vie, donner l'illusion qu'elle s'impose à nous, alors que c'est nous qui, à notre insu, l'animons. Voilà ce qu'il faut expliquer.

Trois questions ponctuent le développement : comment peut-on percevoir par la pensée ce qui n'existe pas ? puis : dans quelles conditions peut-on se persuader de l'existence de ce qui n'existe pas ? et enfin : quelle est la part de la liberté dans le fonctionnement de l'imaginaire ?

  1. La formation des images fantastiques. Outre les simulacres qui vont en ligne droite et continuent de frapper les yeux, d'autres vagabondent au hasard dans les airs : c'est ce que montrait le début du chant, par la comparaison avec les flux erratiques des fumées, etc. Ces images, nous le savons déjà, sont « sans effets sur les sens » (vers 128) ; elles peuvent en revanche avoir de l'effet sur l'esprit. On se souvient que, dans sa comparaison avec le jeu des nuages pour illustrer cette formation spontanée et mouvante des simulacres, Lucrèce évoquait des figures monstrueuses, géants, Centaures etc. Nous les retrouvons ici sur le plan de la pensée. Ces images-phantasmes (phantasmoi chez Épicure) sont des assemblages et collages d'images (phantasiai) émanées des choses. Ils existent bel et bien à titre d'images : ils sont donc réels, et viennent de l'extérieur, mais ils sont sans référents. Ce n'est donc pas notre esprit qui forge les fictions : les fictions sont comme tout autre représentation, une réalité. L'erreur n'est pas de les percevoir – toute perception est vraie, mais de juger qu'ils émanent d'un objet conforme à ce qu'ils représentent. Cf. Diogène Laërce, 32 : « les images mentales (phantasma) des fous et celles qui surviennent dans les rêves sont vraies, car elles meuvent. Mais ce qui n'est pas ne meut pas. »

    Ces collages se constituent d'eux-mêmes « dans les airs ». Une image de cheval s'accroche à une image d'homme : cela donne une image de centaure, que j'imagine. Inversement, nous voyons des « morceaux de Scylla », des « museaux de Cerbères » : Scylla est un monstre marin à douze pieds et six têtes, Cerbère un chien à trois têtes. Nous n'en percevons, souligne Lucrèce, que des morceaux, façon de rappeler que l'image est faite de fragments composés, mais surtout que l'esprit complète le tableau en en rajoutant encore pour faire le compte et unifier le tout, conformer ce qui est vu à l'opinion mythologique. Scylla, Cerbère sont associés à l'entrée des Enfers ; les ombres aperçues ensuite sont donc naturellement perçues comme venant des Enfers. Après avoir montré que les Enfers n'existent pas, Lucrèce démonte la genèse du mythe, décompose l'image en ses éléments réels.

    Mais, en ajoutant les fantômes à la liste, Lucrèce ne suggère-t-il pas qu'ils sont eux aussi issus d'une association de figures ? Pas nécessairement puisque aussitôt sont énoncées trois catégories de simulacres perçus par l'esprit :

    Les spectres se rattachent à la deuxième catégorie. Pourquoi donc avoir commencé par la troisième catégorie ? D'abord, comme on l'a vu, pour souligner l'importance du fantasme dans le domaine mental. Ensuite, parce qu'elle permet de comprendre comment les simulacres mentaux se décomposent et se recomposent :

  2. La vision de l'esprit. Lucrèce réduit donc l'ensemble de l'imagination à un processus purement passif : quand je pense à un lion, par exemple, je ne produis pas moi-même l'image du lion (à partir des images effectivement perçues par les sens), mais je perçois réellement une image de lion, en même temps que mes yeux perçoivent d'autres images en continu. D'où l'analogie avec la vision : « semblable est ce qu'on voit par l'œil et la pensée ; nécessairement donc la cause en est semblable ». Semblable, mais non identique : il y a donc des simulacres adaptés à la pensée. L'esprit étant très ténu et donc très mobile, comme cela a été montré au chant III (243), les objets qui le frappent le sont aussi : de même que le « quatrième élément » qui constitue l'animus n'a « pour seule caractéristique que de posséder au plus haut point les mêmes caractères mécaniques que les autres » (PF Moreau) : encore plus rapide, plus ténu, formé d'éléments encore plus petits et plus lisses. De même le simulacre mental n'a d'autre particularité que de présenter une ténuité, une mobilité ainsi peut-être qu'une abondance supérieure aux autres. Du fait de la ténuité concordante de l'esprit, « un seul choc » suffit à l'ébranler, contrairement à la vue. Une seule image suffit donc, quand il fallait à la perception visuelle un flux continu. (Mais, d'autre part, en raison de cette même ténuité, il faut à l'esprit une certaine contention pour prendre conscience du simulacre : ce qui apparaîtra dans le troisième temps.)

    Il n'y a donc pas de différence entre le rêve et la veille, à ceci près dans le rêve que les autres sens et la mémoire sont assoupis (la mémoire n'est donc pas la cause du rêve) et ne peuvent réfréner le jugement qui tend irrépressiblement à croire que l'objet aperçu existe réellement au moment où on le voit. Lucrèce n'explique pas seulement pourquoi nous croyons voir un disparu, mais surtout pourquoi nous en sommes certains : c'est que les autres sens ne viennent pas témoigner de la non-présence de l'être en question, la mémoire ne vient pas nous rappeler sa mort. L'apparence donc, même si elle est floue ou approximative, ne peut que s'imposer. Il est quasi impossible de séparer dans le rêve la sensation de l'opinion. Les conditions particulières de l'esprit ne servent pas à expliquer les hallucinations elles-mêmes, mais les raisons qui font que nous croyons qu'elles sont l'effet d'une réalité (une « apparition »). Ce n'est que dans cette mesure que l'hallucination, qui « en soi » est vraie, peut être dite l'effet d'un esprit troublé.

    Mais il faut signaler un autre effet de réel : les images du rêve s'animent, quand les imaginations de la veille, comme celle du lion, semblent plus statique.

  3. L'atelier du rêve : les anticipations de la perception. Cette animation imite à merveille la perception sensible (et l'on verra plus loin que le rêve par son contenu aussi mime la perception de la veille) : les simulacres (il faut sans doute ici entendre les spectres que nous voyons en rêve) agitent en rythme bras et jambes, autrement dit semblent doués de vie ; plus loin on les verra même danser, toujours en rythme et en harmonie, l'œil répétant le geste etc. Mais cette animation des images ne fait que mimer la vision réelle : « l'une meurt, l'autre naît, dans une autre attitude, comme si la première avait changé son geste ». Si la perception sensible peut se comprendre sur le modèle du cinéma, par projection continue et rapide de simulacres depuis l'objet dont ils sont issus, l'imagination onirique fonctionne sur le modèle du cinéma d'animation, produisant artificiellement par sélection à partir d'une banque quasi infinie d'images, en puisant autant que possible dans les images de la même espèce, l'impression de continuité et de mouvement.

    Mais ces explications de nouvelles questions, une abondance de questions, dit Lucrèce en écho à l'abondance des simulacres. En fait il n'en mentionne guère que deux, l'une concernant la veille, l'autre le rêve. Mais on voit bien que ces questions en soulèvent d'autres, qui toutes touchent à la question de la volonté : contre l'idée d'une passivité de l'esprit, ne sommes-nous pas libres de mobiliser les images à volonté ? Faut-il donc penser que nous faisons venir à volonté les simulacres de partout ? Tandis qu'inversement, dans le rêve, les simulacres (à prendre cette fois au sens technique) ne sont-ils pas eux aussi doués d'organisation pour pouvoir « se donner en spectacle » ?

    La réponse que donne Lucrèce vaut ici aussi pour les deux phénomènes, la veille et le rêve. À la croyance en une libre volonté du sujet ou des fantômes, Lucrèce substitue une théorie du désir et de l'inconscient. Il y a certes dans toute perception, réelle, imaginaire ou onirique, une part d'activité de l'esprit, mais celle-ci ne consiste pas à produire les images, ni même à les mobiliser « à volonté », si l'on entend par là une volonté libre de ses choix, mais à les sélectionner selon nos anticipations et nos désirs (libido) dans une abondance d'images déjà présentes, voire à les anticiper : nous nous attendons à voir la suite des événements, elle a donc lieu – autrement dit, nous ne percevons que ce à quoi nous nous attendons, et parfois l'anticipons avant même qu'il n'arrive, d'où des erreurs possibles. C'est que nous baignons dans un océan de « petites perceptions » inconscientes, en nombre bien supérieur à ce que nous sommes capables de percevoir en un instant sensible : une multitude d'images qui ne parviennent pas jusqu'à la conscience, l'esprit ne prenant acte que de ce à quoi il porte attention (nisi quae contendit), par prévision, espoir, préparation. L'attention ne distingue donc pas la veille du rêve, le rêve lui aussi résulte d'une certaine disposition générale de l'esprit, et finalement de l'habitude, comme on le verra plus loin (vers 962 et suivants).

    Une triple comparaison avec la vue établit ce rôle déterminant de l'attention :

    Revenant au rêve, son incohérence prouve a contrario que cette anticipation ne fonctionne pas à tous les coups : malgré ces anticipations, le rêve a sa fantaisie qui atteste qu'il est bien distinct d'une perception réelle. Le processus est attesté par ses ratés mêmes. L'exemple de la femme changée dans nos bras en homme retrouve le thème fantastique de l'être hybride, en l'expliquant par sa formation. Il signale aussi que le désir prend part à la sélection, et puise un peu au hasard dans sa banque d'images comme on le verra plus loin pour constituer ses images érotiques. Encore une fois, c'est le sommeil des sens et l'absence de mémoire qui se chargent d'emporter l'étonnement devant une telle métamorphose.

Finalement ce passage renverse trois préjugés :

Il faut donc lutter contre la représentation créationniste de l'imagination que l'on croit capable de produire ou de mobiliser ses objets à volonté, servant ainsi de modèle à la théorie créationniste du monde, qui selon le schéma finaliste créerait les choses en fonction du besoin (c'est pourquoi Lucrèce enchaîne sur la critique de l'illusion finaliste, en distinguant les productions hasardeuses de la nature des inventions conscientes et finalisées de l'esprit). Il en va des images comme des mondes : une infinité d'atomes finit par le jeu du hasard par s'associer et former des mondes, pendant qu'une infinité disparaissent en vain : dans l'infinité des simulacres qui pénètrent notre esprit, ne survivent que ceux sur lesquels se porte l'attention, elle-même déterminée par l'habitude.

L'activité propre de l'esprit n'est pas de produire des images, mais d'anticiper la venue des nouvelles images en fonction des habitudes acquises. On comprend ainsi pourquoi il est si ardu de distinguer la sensation de l'opinion qui s'y ajoute toujours déjà, avant même qu'elle ne soit présente. L'esprit, réservoir d'images et d'idées en tout genre, qu'il organise au gré de ses désirs, est un atelier d'erreur, qui ne découvre la réalité que sous la réglementation d'une sévère discipline : la canonique.

Critique du finalisme (v. 823-857)

Illud in his rebus uitium uehementer inesse
Effugere errorem uitareque praemetuenter,
Lumina ne facias oculorum clara creata,
Prospicere ut possimus, et ut proferre uiai
Proceros passus, ideo fastigia posse
Surarum ac feminum pedibus fundata plicari,
Bracchia tum porro ualidis ex apta lacertis
Esse manusque datas utraque [ex] parte ministras,
Vt facere ad uitam possemus quae foret usus.
Cetera de genere hoc inter quaecumque pretantur,
Omnia peruersa praepostera sunt ratione,
Nil ideo quoniam natumst in corpore ut uti
Possemus, sed quod natumst id procreat usum.

Nec fuit ante uidere oculorum lumina nata,
Nec dictis orare prius quam lingua creatast,
Sed potius longe linguae praecessit origo
Sermonem multoque creatae sunt prius aures
Quam sonus est auditus, et omnia denique membra
Ante fuere, ut opinor, eorum quam foret usus ;
Haud igitur potuere utendi crescere causa.
At contra conferre manu certamina pugnae
Et lacerare artus foedareque membra cruore
Ante fuit multo quam lucida tela uolarent,
Et uolnus uitare prius natura coegit
Quam daret obiectum parmai laeua per artem.

Scilicet et fessum corpus mandare quieti
Multo antiquius est quam lecti mollia strata,
Et sedare sitim prius est quam pocula natum.
Haec igitur possunt utendi cognita causa
Credier, ex usu quae sunt uitaque reperta.
Illa quidem seorsum sunt omnia, quae prius ipsa
Nata dedere suae post notitiam utilitatis.
Quo genere in primis sensus et membra uidemus ;
Quare etiam atque etiam procul est ut credere possis
Vtilitatis ob officium potuisse creari.

Il est à ce propos un vice véhément,
Une erreur dont il faut se garder avec soin.
Ne crois pas que les yeux et leur claire lumière
Furent créés pour que nous puissions voir au loin,
Ni que c'est pour marcher à grands pas que les cuisses
Et les jambes se plient à leur extrémité,
En appui sur les pieds, qu'à de fortes épaules
Les bras sont attachés, les mains de part et d'autre,
Afin que nous puissions en user pour la vie.
Interpréter ainsi, c'est tout mettre à l'envers,
Et c'est partout placer la cause après l'effet :
Rien ne naît dans le corps pour qu'on puisse en user,
Mais ce qui naît d'abord crée ensuite l'usage.

Voir ne fut pas avant que naquissent les yeux,
Et parler pas avant que fût faite la langue.
Au contraire la langue a précédé de loin
La parole, et l'oreille existait bien avant
Qu'on entendît un son, tous les membres enfin
Ont existé, je crois, bien avant leur usage ;
Ils n'ont donc pas pu naître afin de nous servir.
En revanche, cogner du poing, se mettre en pièces,
Et se souiller de sang, cela fut bien avant
Que les traits lumineux traversassent les airs ;
Et la nature apprit à parer aux blessures
Avant que l'art pourvût les bras de boucliers.

Et sans doute livrer son corps las au repos
Est bien antérieur à la moelleuse couche,
Et soulager sa soif à la première coupe.
On peut donc mettre au crédit de l'utilité
Ce qui fut découvert par l'usage et la vie ;
En séparant tout ce qui naquit seul, avant
D'offrir la notion de son utilité.
On y compte, avant tout, les membres et les sens.
Donc, encore une fois, est loin d'être crédible
Qu'ils aient pu se créer pour se montrer utiles.

 

Cette critique du finalisme a été jugée incongrue par les commentateurs paresseux qui, arguant d'un début de texte cafouilleux, s'empressent comme toujours de décréter que le texte n'est pas à sa place. La transition est certes lacunaire mais le lien avec ce qui précède apparaît clairement. On peut déjà dire en général que le catalogue des illusions ne pouvait faire l'économie de l'illusion par excellence qu'est le finalisme : croire que la nature a les mêmes désirs que nous et a tout fait pour nous. Spinoza s'en souviendra dans l'appendice de l'Éthique, I.

Le passage s'inscrit dans la critique de la volonté libre qui domine tout le passage et culmine dans la critique de l'amour passion, où l'on s'imagine que la passion est causée par l'être qui la focalise, négligeant les mécanismes internes. L'esprit ne produit pas librement les pensées et les images en fonction de ses besoins, mais il est vrai qu'il les mobilise selon ses désirs. En cela, le fonctionnement de l'esprit est d'une certaine façon finaliste. L'erreur ici dénoncée serait de projeter sur la nature elle-même ce même fonctionnement. Les sens se sont pas nés pour nous servir : les yeux pour voir, les oreilles pour entendre, etc. La fonction ne précède pas l'organe, mais la suit. Cette croyance résulte d'une confusion entre ce qui fut créé par l'usage et la vie : les outils, nés du besoin, et ce que la nature produit sans but et qui n'est que plus tard mis au service de telle ou telle activité. Mais en ce sens, on peut dire que la nature fonctionne tout de même comme l'esprit : une quantité de données sont mises à disposition par le hasard, pour être plus tard organisées par des besoins. On verra ensuite comment le mouvement dit volontaire (l'appétit) s'explique lui-même mécaniquement.

On peut croire que ces choses qui furent découvertes par « l'usage et la vie » (= l'usage de la vie) ont été connues (inventées) en raison de l'utilité. Mais il faut voir qu'il s'agit de distinguer ce qui est apparu avant de donner notion de son utilité (les productions naturelles) et ce qui a été inventé en raison de l'utilité : les outils de facture humaine. Ceux-ci ont été non seulement découverts, mais vraiment inventés (cognita) dans l'élément même de l'usage quand on s'est demandé comment obtenir des choses utiles pour améliorer la vie, c'est-à-dire comment obtenir certaines fins. C'est un peu tautologique en effet, comme le montre la répétition du mot usus/utendi. Mais précisément la finalité est tautologique : l'erreur est de projeter cette tautologie dans la Nature, et de croire que la cause des yeux, c'est la vue, etc.

La vie organique : faim et soif (v. 858-876)

Illud item non est mirandum, corporis ipsa
Quod natura cibum quaerit cuiusque animantis.
Quippe etenim fluere atque recedere corpora rebus
Multa modis multis docui, sed plurima debent
Ex animalibu' ; [quae] quia sunt exercita motu,
Multaque per sudorem ex alto pressa feruntur,
Multa per os exhalantur, cum languida anhelant.
His igitur rebus rarescit corpus et omnis
Subruitur natura, dolor quam consequitur rem.
Propterea capitur cibus, ut suffulciat artus
Et recreet uires interdatus, atque patentem
Per membra ac uenas ut amorem opturet edendi.

Vmor item discedit in omnia quae loca cumque
Poscunt umorem ; glomerataque multa uaporis
Corpora, quae stomacho praebent incendia nostro,
Dissupat adueniens liquor ac restinguit ut ignem,
Vrere ne possit calor amplius aridus artus.
Sic igitur tibi anhela sitis de corpore nostro
Abluitur, sic expletur ieiuna cupido.

Rien non plus d'étonnant si le corps, par nature,
Chez tout être animé cherche sa nourriture.
Car des choses s'échappe un flux nombreux de corps,
Et de maintes façons, je l'ai dit ; plus encor
Des animaux, qui sont toujours en exercice :
Beaucoup par la sueur, qui sourd des profondeurs,
Et beaucoup par la bouche, ahanant de fatigue.
Par cela donc leur corps est creusé, leur nature
Entièrement sapée : et s'ensuit la douleur.
Aussi se nourrit-on pour raffermir le corps,
Partout redonner force, et colmater l'amour
De manger qui minait les veines et les membres.

De même le liquide irrigue tous les lieux
Réclamant du liquide ; et les corps vaporeux,
Dont l'agrégation incendiait l'estomac,
Se dissipent dans l'eau comme un feu qu'on éteint,
Et l'aride chaleur ne peut plus nous brûler.
C'est ainsi que la soif haletante est lavée
De nos corps, et comblé le désir de la faim.

 

Pour la première fois, la théorie des simulacres se détachant des choses passe dans le Vivant. La poésie éclate dans ces vers : les lourds spondées et l'anaphore sur le an aux vers 863 et 864 expriment parfaitement l'épuisement. Les assonances -stinguit ut ign- figurent le crépitement secret de la flamme au vers 873, suivi de l'éclatement du vers suivant avec am et ar.

Robin propose une hypothèse intéressante pour reconstituer l'objection implicite à laquelle ce passage répondrait. « Le renversement de l'ordre naturel des causes, explique L. 843-852, est concevable dans le cas des œuvres de l'art, parce qu'elles répondent au dessein de satisfaire un besoin. N'en est-il pas de même, objectera-t-on, pour notre vie organique ? Nous mangeons et buvons en vue de satisfaire notre faim et notre soif. Non, réplique L (...) : les besoins naturels, comme la faim et la soif, sont la suite immédiate des pertes incessantes que subit naturellement le corps et qu'il est naturellement amené à réparer en mangeant et en buvant. Il y a là un processus mécanique de vacuité et réplétion, où l'intention n'a pas de part et dans lequel, par conséquent, il n'y a pas de finalité. »

Il faut tout de même préciser que la vacuité/réplétion explique uniquement la faim ; la soif est au contraire un incendie par surplus de corps chauds, réclamant la fraîcheur. Robin d'autre part a négligé le principe général de l'épicurisme : la nature (l'organisme) fuit la douleur, cherche le plaisir, qui n'est autre que la cessation de la douleur, là et quand elle se trouve. La réplétion n'est pas désirée parce que ce serait un état naturel (que seule l'âme serait apte à désirer retrouver), mais simplement parce qu'elle cause la douleur ; de même la soif brûle et demande à être lavée, comme déjà (vers 378) la terre est lavée de ses ombres par la lumière. L'ombre n'est pas l'absence de lumière, la soif n'est pas l'absence de liquide, elle n'est pas un « manque » mais un état particulier qui s'explique entièrement positivement. Nulle finalité donc.

L'explication s'appuie sur le principe initial du chant IV : la fuite incessante des atomes, renforcé par l'exercice animal ; le mouvement (objet du développement suivant) est en lui-même cause de fatigue (avis aux intéressés !). Pour réduire la faim et la soif, qui sont les seuls véritables maux naturels (avec le froid), il vaut mieux se déplacer le moins possible...

Avec ce passage s'amorce l'explication du mouvement « volontaire », qui avec celui de l'imagination va permettre d'expliquer l'amour. Il est d'ailleurs question de « l'amour de manger » qui demande à être colmaté, comblé. Expression homérique, que l'on retrouve chez Virgile. On verra plus loin que l'amour proprement dit se caractérise par son incapacité à être jamais comblé, au rebours de la soif, parce que, précisément, l'imagination s'en mêle et invente des besoins illusoires. La faim et la soif sont les modèles de base de l'épicurisme pour qui « tout plaisir vient du ventre ». C'est le moment ou jamais de rappeler la sentence vaticane 33 : « Le cri de la chair : ne plus avoir faim, ne plus avoir soif, ne plus avoir froid. Celui qui a cela, et l'espoir de les conserver, peut combattre pour le bonheur / rivaliser [avec Zeus] pour la félicité. » (La fin de la sentence est controversée.)

La faim et la soif sapent et incendient l'organisme : on retrouve la métaphore du bâtiment déjà exploitée à propos de l'évidence sensible (vers 511 à 521). Nous sommes ici à la base de tout.

Le mécanisme de la volonté : la mise en marche (v. 877-906)

Nunc qui fiat uti passus proferre queamus
Cum uolumus, uarieque datum sit membra mouere
Et quae res tantum hoc oneris protrudere nostri
Corporis insuerit, dicam : tu percipe dicta.

 

Dico animo nostro primum simulacra meandi
Accidere atque animum pulsare ut diximus ante.
Inde uoluntas fit ; neque enim facere incipit ullam
Rem quisquam, [quam] mens prouidit quid uelit ante.
Id quod prouidet, illius rei constat imago,

 

Ergo animus cum sese ita commouet ut uelit ire
Inque gredi, ferit extemplo quae in corpore toto
Per membra atque artus animai dissita uis est ;
Et facilest factu, quoniam coniuncta tenetur.
Inde ea proporro corpus ferit, atque ita tota
Paulatim moles protruditur atque mouetur.

 

Praeterea tum rarescit quoque corpus et aer,
Scilicet ut debet qui semper mobilis extat,
Per patefacta uenit penetratque foramina largus,
Et dispargitur ad partis ita quasque minutas
Corporis. Hic igitur rebus fit utrimque duabus,
Corpus ut ac nauis uelis uentoque feratur.

 

Nec tamen illud in his rebus mirabile constat,
Tantula quod tantum corpus corpuscula possunt
Contorquere et onus totum conuertere nostrum ;
Quippe etenim uentus subtili corpore tenuis
Trudit agens magnam magno molimine nauem
Et manus una regit quanto uis impete euntem
Atque gubernaclum contorquet quo libet unum,
Multaque per trocleas et tympana pondere magno
Commouet atque leui sustollit machina nisu.

Mais comment pouvons-nous marcher quand nous voulons,
D'où nous est-il donné de remuer nos membres,
Et tout ce poids du corps, qu'est-ce qui le déplace ?
Je vais le dire, et toi, perçois bien mes paroles.

1 – La prévision de l'acte

Je dis qu'en nous d'abord viennent des simulacres
De la marche impulser l'esprit comme on l'a dit.
De là, la volonté ; car nul n'engage rien
Que son esprit n'ait vu, d'abord, ce qu'il veut faire.
Cette prévision, c'est l'image de l'acte.

2 – Diffusion du mouvement de l'esprit au corps

Donc, l'esprit qui s'émeut pour vouloir cheminer
Va férir aussitôt l'âme disséminée
À travers tout le corps et dans tout l'organisme ;
Leur étroite union rend la chose facile.
L'âme frappe à son tour le corps et peu à peu,
Toute sa masse est mue et poussée en avant.

3 – Action de l'air

En outre à ce moment le corps aussi se creuse
Et l'air, comme il le doit puisque toujours mobile,
Vient par les cavités, inonde les canaux,
Et submerge le corps dans ses moindres recoins.
Tels sont les deux facteurs qui font mouvoir le corps,
Comme l'est une nauf par le vent et les voiles.

4 – Réponse à une objection

Cependant il n'y a rien ici d'admirable
Que d'aussi petits corps puissent faire tourner
Ce grand corps, manœuvrer notre poids tout entier,
Puisque aussi bien le corps subtil du vent ténu
Pousse en avant la masse énorme d'un navire,
Et si grande en soit l'erre, une main le dirige,
Un simple gouvernail l'oriente à son gré ;
Et de lourds chargements, par poulie et par grue,
La machine les hisse au prix d'efforts légers.

 

Une nauf désigne un vaisseau, tout comme une nef. Le terme est par exemple utilisé par Balzac dans La fille aux yeux d'or.

Une fois écartée l'explication finaliste, et précisé le mouvement organique du besoin, il n'y a plus qu'à expliquer plus généralement le mouvement dit volontaire, et la représentation des fins. Sans doute l'homme agit-il en fonction d'une fin : mais cette fin n'est pas choisie arbitrairement, elle s'impose à nous en fonction d'habitudes préalables. La finalité doit donc être replacée dans un mécanisme qui l'englobe, au lieu de s'articuler à une croyance à un libre arbitre absolu comme on le fait d'ordinaire.

Le mouvement volontaire s'explique de manière strictement mécaniste et matérialiste. La volonté ne décide pas arbitrairement du mouvement, primitivement il y a des « simulacres de mouvement » qui déterminent notre volonté (cf. 777-822). Puis, double mécanisme : l'esprit transmet le mouvement à l'âme disséminée dans le corps, et l'âme transmet l'impulsion au corps ; parallèlement, ce mouvement induit un creusement du corps (on retrouvera cette idée d'un corps creusé dans l'explication de l'amour) qui laisse l'air pénétrer, dont l'action va permettre l'ébranlement proprement dit du corps : double mouvement, donc, infime de l'âme, puissant de l'air, que l'on peut comparer au mouvement des voiles qui oriente l'action du vent sur un navire.

Ce qui permet de répondre à une objection : comment le plus léger (les simulacres et l'esprit) peut mouvoir le plus lourd (le corps) ? Il n'y a pas plus à s'en étonner que dans les cas du navire, à nouveau, ou de la machine qui lève des poids grâce à un système de levier. L'étonnement évacué, on peut écarter l'hypothèse spiritualiste qu'il alimente.

Conséquences doctrinales : qu'en est-il de la liberté de la volonté ? L'explication ne l'exclut pas totalement comme le montre l'expression sese ita commouet. Le mouvement n'est pas à proprement parler extérieur puisque l'esprit se met lui-même en mouvement en fonction des simulacres qui le déterminent. L'essentiel est dans la mise en disposition préalable. C'est pourquoi les épicuriens insistent tant sur la nécessité de se pénétrer des principes de la doctrine (les apprendre par cœur) pour qu'elle puisse agir le moment venu sur le vouloir. Collectionner, comme dit Alain, de bonnes images, telle est l'action préalable de la liberté ; disposer l'habitude (cf. insuerit, vers 879). Le remarquable est qu'il n'y a que peu d'efforts à faire pour obtenir de grands résultats. Il suffit de savoir, comme le bon capitaine, placer les creux ou les vides au bon endroit, et de savoir utiliser les forces naturelles extérieures (le vent).

Le simulacre à partir d'ici n'est plus seulement ce qui explique la perception : il est aussi le principe de l'action.

Le sommeil (v. 907-961)

Nunc quibus ille modis somnus per membra quietem
Inriget atque animi curas e pectore soluat,
Suauidicis potius quom multis uersibus edam,
Paruus ut est cycni melior canor, ille gruum quam
Clamor in aetheriis dispersus nubibus austri.
Tu mihi da tenuis auris animumque sagacem,
Ne fieri negites quae dicam posse retroque
Vera repulsanti discedas pectore dicta,
Tutemet in culpa cum sis neque cernere possis.

Principio somnus fit ubi est distracta per artus
Vis animae partimque foras eiecta recessit
Et partim contrusa magis concessit in altum ;
Dissoluuntur enim tum demum membra fluuntque.
Nam dubium non est, animai quin opera sit
Sensus hic in nobis, quem cum sopor inpedit esse,
Tum nobis animam perturbatam esse putandumst
Eiectamque foras, non omnem ; namque iaceret
Aeterno corpus perfusum frigore leti.
Quippe ubi nulla latens animai pars remaneret
In membris, cinere ut multa latet obrutus ignis,
Vnde reconflari sensus per membra repente
Posset, ut ex igni caeco consurgere flamma ?

Sed quibus haec rebus nouitas confiat et unde
Perturbari anima et corpus languescere possit,
Expediam : tu fac ne uentis uerba profundam.
Principio externa corpus de parte necessum est,
Aeriis quoniam uicinum tangitur auris,
Tundier atque eius crebro pulsarier ictu,
Proptereaque fere res omnes aut corio sunt
Aut etiam conchis aut callo aut cortice tectae.
Interiorem etiam partem spirantibus aer
Verberat hic idem, cum ducitur atque reflatur.
Quare utrimque secus cum corpus uapulet et cum
Perueniant plagae per parua foramina nobis
Corporis ad primas partis elementaque prima,
Fit quasi paulatim nobis per membra ruina.
Conturbantur enim positurae principiorum
Corporis atque animi. Fit uti pars inde animai
Eiciatur et introrsum pars abdita cedat,
Pars etiam distracta per artus non queat esse
Coniuncta inter se neque motu mutua fungi ;
Inter enim saepit coetus natura uiasque.
Ergo sensus abit mutatis motibus alte.

Et quoniam non est quasi quod suffulciat artus,
Debile fit corpus languescuntque omnia membra,
Bracchia palpebraeque cadunt poplitesque cubanti
Saepe tamen submittuntur uirisque resoluunt.
Deinde cibum sequitur somnus, quia, quae facit aer,
Haec eadem cibus, in uenas dum diditur omnis,
Efficit. Et multo sopor ille grauissimus exstat,
Quem satur aut lassus capias, quia plurima tum se
Corpora conturbant magno contusa labore.
Fit ratione eadem coniectus partim animai
Altior atque foras eiectus largior eius,
Et diuisior inter se ac distractior intus.

Mais comment le sommeil verse-t-il le repos,
Et délivre le cœur des soucis de l'esprit ?
Mes vers seront plus doux à dire que nombreux ;
Du cygne le chant bref l'emporte sur la grue,
Dont l'Auster perd les cris dans l'éther et la nue.
Affine ton oreille, aiguise ton esprit,
Pour ne pas dénier ce que je dis possible
Et t'écarter du vrai, l'expulser de ton cœur,
Quand c'est toi qui rendrais ton regard impossible.

D'abord, le sommeil vient lorsque à travers les membres
Notre âme se déchire : une part est chassée
Au dehors, quand l'autre est dans le fond refoulée.
C'est alors en effet que les membres défaillent.
Car il n'est pas douteux que le sens vient de l'âme :
Quand la torpeur l'entrave, il faut penser qu'alors
L'âme bouleversée est chassée au dehors ;
Pas toute cependant, puisque en tel cas le corps
Plongerait pour toujours dans le froid de la mort.
Car si ne demeurait aucune part de l'âme,
Tapie au fond du corps comme un feu sous la cendre,
D'où viendrait que le sens soudain puisse reprendre,
Comme d'un feu latent se ravive la flamme ?

Comment ce changement peut-il donc advenir,
Se bouleverser l'âme, et le corps s'alanguir ?
Je vais le dire et toi, ne me disperse aux vents.
D'abord, puisque le corps, par sa partie externe,
Est toujours en contact avec l'air qui le cerne,
Il en est forcément pilonné sans arrêt ;
C'est pourquoi presque tous les êtres sont couverts
De coquille ou d'écorce, ou de cal, ou de cuir.
L'intérieur aussi, chez tous ceux qui respirent,
Est fouetté du même air qu'ils inspirent et soufflent.
Ainsi, le corps étant battu de part et d'autre,
Et les chocs parvenant par de petits canaux
Aux éléments premiers, aux premières parties,
Notre corps connaît comme une lente ruine.
Car la position des principes se trouble
Dans le corps et l'esprit. Une part de notre âme
Est alors expulsée, une autre se retire
En profondeur, une autre encore se déchire,
Qui ne peut maintenir l'unité ni l'échange,
La nature bloquant chemins et jonctions.
Donc ces mutations font s'enfoncer le sens.

Et puisque l'organisme est comme sans support,
Notre corps s'affaiblit, tous les membres languissent,
Les paupières, les bras tombent, et les genoux,
Quoique couchés, souvent se dérobent, sans force.
Le sommeil suit aussi les repas, dont l'effet,
Diffus en toute veine, est celui que l'air fait.
Et de loin le plus lourd vient lorsqu'on est repu,
Ou fourbu ; en effet plus nombreux sont alors
Les corps bouleversés et brisés par l'effort.
Pour la même raison, l'âme s'enfonce plus,
Est chassée au dehors en prenant plus de large,
Se divise et déchire au-dedans davantage.

 

Le rêve (v. 962-1036)

 

Et quo quisque fere studio deuinctus adhaeret
Aut quibus in rebus multum sumus ante morati
aAque in ea ratione fuit contenta magis mens,
In somnis eadem plerumque uidemur obire :
Causidici causas agere et componere leges,
Induperatores pugnare ac proelia obire,
Nautae contractum cum uentis degere duellum,
Nos agere hoc autem et naturam quaerere rerum
Semper et inuentam patriis exponere chartis.
Cetera sic studia atque artes plerumque uidentur
In somnis animos hominum frustrata tenere.

 

Et quicumque dies multos ex ordine ludis
Adsiduas dederunt operas, plerumque uidemus,
Cum iam destiterunt ea sensibus usurpare,
Relicuas tamen esse uias in mente patentis,
Qua possint eadem rerum simulacra uenire ;
Per multos itaque illa dies eadem obuersantur
Ante oculos, etiam uigilantes ut uideantur
Cernere saltantis et mollia membra mouentis
Et citharae liquidum carmen chordasque loquentis
Auribus accipere et consessum cernere eundem
Scenaique simul uarios splendere decores.
Vsque adeo magni refert studium atque uoluntas,
Et quibus in rebus consuerint esse operati
Non homines solum sed uero animalia cuncta.

 

Quippe uidebis equos fortis, cum membra iacebunt,
In somnis sudare tamen spirareque semper
Et quasi de palma summas contendere uiris
Aut quasi carceribus patefactis [uelle uolare].
Venantumque canes in molli saepe quiete
Iactant crura tamen subito uocisque repente
Mittunt et crebro redducunt naribus auras,
Vt uestigia si teneant inuenta ferarum,
Expergefactique secuntur inania saepe
Ceruorum simulacra, fugae quasi dedita cernant,
Donec discussis redeant erroribus ad se.
At consueta domi catulorum blanda propago
Discutere et corpus de terra corripere instant,
Proinde quasi ignotas facies atque ora tuantur.
Et quo quaeque magis sunt aspera seminiorum,
Tam magis in somnis eadem saeuire necessumst.
At uariae fugiunt uolucres pinnisque repente
Sollicitant diuom nocturno tempore lucos,
Accipitres somno in leni si proelia pugnas
Edere sunt persectantes uisaeque uolantes.

 

Porro hominum mentes, magnis quae motibus edunt
Magna, itidem saepe in somnis faciuntque geruntque,
Reges expugnant, capiuntur, proelia miscent,
Tollunt clamorem, quasi si iugulentur ibidem.
Multi depugnant gemitusque doloribus edunt
Et quasi pantherae morsu saeuiue leonis
Mandantur, magnis clamoribus omnia complent.
Multi de magnis per somnum rebu' loquuntur
Indicioque sui facti persaepe fuere.
Multi mortem obeunt. Multi, de montibus altis
Vt qui praecipitent ad terram corpore toto,
Exterrentur et ex somno quasi mentibu' capti
Vix ad se redeunt permoti corporis aestu.

 

Flumen item sitiens aut fontem propter amoenum
Adsidet et totum prope faucibus occupat amnem.
Puri saepe lacum propter si ac dolia curta
Somno deuincti credunt se extollere uestem,
Totius umorem saccatum corpori' fundunt,
Cum Babylonica magnifico splendore rigantur.

 

Tum quibus aetatis freta primitus insinuatur
Semen, ubi ipsa dies membris matura creauit,
Conueniunt simulacra foris e corpore quoque,
Nuntia praeclari uoltus pulchrique coloris,
Quae ciet inritans loca turgida semine multo,
Vt quasi transactis saepe omnibu' rebu', profundant
Fluminis ingentis fluctus uestemque cruentent.

L'habitude et le rêve

La passion qui tient chacun dans ses attaches,
Les objets qui nous ont occupés sans relâche,
Et le soin dont l'esprit les a favorisés,
C'est cela qui nourrit la plupart de nos rêves.
L'avocat croit plaider et confronter les lois,
Le général combattre et partir à l'assaut,
Le marin relancer la lutte avec les vents,
Et nous, chercher ici la nature des choses,
Pour l'exposer ensuite en la langue des pères.
De même tous les goûts et métiers, dans les songes,
Retiennent les esprits humains dans leurs mensonges.

Rêves éveillés

Ceux qui passent des jours entiers aux jeux du cirque,
Spectateurs assidus, nous voyons bien souvent,
Alors qu'ils ont fini d'en user par les sens,
Qu'en leur esprit toujours des chemins sont ouverts
Que peuvent emprunter les mêmes simulacres.
Ainsi sur de longs jours ces derniers se promènent
Sous leurs yeux, au point que, même pendant la veille,
Ils croient voir des danseurs mollement se mouvoir,
Accueillir en l'oreille un chant clair de cithares
Et le babil des luths, voir le même public
Et resplendir la scène aux décors diaprés.
Tant importent nos goûts et notre volonté,
Et les activités coutumières des hommes,
Mais aussi bien d'ailleurs de tous les animaux.

Rêves de bêtes

On voit de vifs chevaux, quand leurs membres reposent,
Dans leur rêve suer et souffler sans relâche,
Tendre tout leur effort comme pour une palme,
Ou quand s'ouvre l'enclos, [tout prêts à s'élancer].
Souvent les chiens de chasse, au cours d'un doux repos,
Gesticulent soudain et tout à coup aboient,
Reniflent par à-coups, comme s'ils poursuivaient
Les traces du gibier qu'ils auraient découvertes ;
Ils s'éveillent souvent pour poursuivre de vains
Simulacres de cerfs détalant sous leurs yeux,
Puis, l'erreur dissipée, ils reviennent à eux.
Mais les chiots caressants, amis de la maison,
Se secouent brusquement et se lèvent d'un bond,
Comme s'ils avaient vu des têtes étrangères.
Et plus âpres seront les semences premières,
Plus chacun sévira forcément dans ses rêves.
Mais les oiseaux s'enfuient, et soudain de leur aile
Agitent dans la nuit les bois aux dieux sacrés,
Si dans leur doux sommeil ils voient des éperviers
Chasser leur proie au vol et se battre avec elle.

Cauchemars

Les hommes dont l'esprit s'est donné grandement
À de grands mouvements les revivent en rêve,
Chassent les rois, sont pris, courent à la mêlée,
Poussent des hurlements, comme égorgés là même.
Beaucoup en gémissant livrent la lutte ultime,
Et comme dévorés par un lion cruel
Ou par une panthère, emplissent l'air de cris.
Beaucoup dans leur sommeil révèlent des secrets,
Et se font bien souvent les témoins de leurs faits.
Beaucoup vont à la mort. Beaucoup, croyant qu'ils choient
Du haut d'une montagne au sol de tout leur poids,
Éperdus de terreur, ont peine à se remettre
À leur réveil, l'esprit hanté, le corps en fièvre.

Illusions comiques

De même l'assoiffé s'assied auprès d'un fleuve
Ou d'une aimable source, et se gorge du flot.
Souvent les innocents, au sommeil enchaînés,
Croient sur vase ou bassin lever leur vêtement,
Et répandent l'humeur que leur corps a filtrée,
Arrosant la splendeur des draps de Babylone.

Rêves érotiques

Pour ceux en qui se glisse, au détroit de leur âge,
La semence venue à mûrir dans leurs membres,
Issus de divers corps confluent les simulacres,
Annonce d'un visage hors de pair, éclatant,
Qui frappe en l'irritant le lieu gros de semence ;
Et, comme s'ils avaient fait la chose, ils répandent
Tout un fleuve à grands flots, souillant leur vêtement.

 

Au vers 984, il n'y a pas de raison de remplacer comme certains uoluntas par uoluptas.

Au vers 1026, puri : la leçon originale fait sens, si on le comprend comme « des gens propres », qui ont acquis des habitudes de propreté, plutôt que comme des « pudiques » (Ernout). La correction proposée par Lambin, pusi (ou, mieux, celle de M. L. Clarke : parvi, ou encore puti de García Calvo), « les petits », se justifie aussi dans la mesure où Lucrèce passe ensuite au cas des adolescents. Mais on peut penser que puri désigne aussi les « innocents » : les petits enfants, avant la « souillure » de l'adolescence (cf. cruentent). La correction ne s'impose pas absolument.

Au vers 1034, quae (OQ) est conservé malgré la correction de Lambin (qui), et est rapporté à nuntia, ici féminin et non neutre : cette annonce vient, non pas directement des simulacres des corps extérieurs, mais de leur conuenientia fantasmatique (cf. 741). Voir aussi le chant VI, 76-77 : nec de corpore quae sancto simulacra fuerunt / in mentes hominum divinae nuntia formae suscipere valebis : « les simulacres issus de leur corps sacré, annonces dans l'esprit de la forme divine, tu ne les pourras plus accueillir ». Le rêve fabrique un visage d'exception (preaclara, difficile à traduire) à partir des visages réels, et ne se contente pas de reproduire iceux.

L'amour (v. 1037-1057)

Sollicitatur id [in] nobis, quod diximus ante,
Semen, adulta aetas cum primum roborat artus.
Namque alias aliud res commouet atque lacessit ;
Ex homine humanum semen ciet una hominis uis.
Quod simul atque suis eiectum sedibus exit,
Per membra atque artus decedit corpore toto,
Nn loca conueniens neruorum certa cietque
Continuo partis genitalis corporis ipsas.
Inritata tument loca semine fitque uoluntas
Eicere id quo se contendit dira lubido,
Idque petit corpus mens unde est saucia amore ;

Namque omnes plerumque cadunt in uulnus et illam
Emicat in partem sanguis, unde icimur ictu,
Et si comminus est, hostem ruber occupat umor.

Sic igitur Veneris qui telis accipit ictus,
Siue puer membris muliebribus hunc iaculatur
Seu mulier toto iactans e corpore amorem,
Vnde feritur, eo tendit gestitque coire
Et iacere umorem in corpus de corpore ductum ;
Namque uoluptatem praesagit multa cupido.

Elle s'agite en nous, la susdite semence,
Dès que l'adolescence affermit nos organes.
Chaque être a son moteur, qui seul peut l'ébranler :
Seul l'homme arrache à l'homme une semence humaine.
Dès qu'elle est expulsée en dehors de son siège,
La semence descend à travers tout le corps
Et va se concentrer en certains lieux des nerfs,
Et frappant aussitôt l'organe génital,
Les irrite et les enfle ; et la volonté vient
De la jeter où tend la furieuse envie :
L'esprit vise le corps d'où l'amour l'a navré.

Car tous, en général, tombent sur leur blessure,
Et le sang gicle là d'où le coup a frappé :
L'ennemi, s'il est proche, est couvert du jet rouge.

Qui donc reçoit les coups de Vénus par les traits
Que lui lance un garçon aux membres féminins,
Ou la femme dardant l'amour de tout son corps,
Il brûle de s'unir à ce d'où vient le choc,
Et d'injecter l'humeur de son corps dans le sien ;
Car le désir pressant présage le plaisir.

 

Au vers 1048, corpus et id sont accordés ensemble (cf. le chant V, 877 : genus id). On peut aussi lire : le corps vise l'objet (id) d'où l'amour a blessé l'esprit. Ou encore : elle (cette semence, id, voir les vers précédents) vise le corps d'où l'amour a blessé l'esprit.

Au vers 1057, les éditeurs adoptent la leçon muta cupido, « le désir muet » (cf. tacita dulcedine du chant III, 896), qui peut s'opposer au désir qui parle (vers 1062). Une autre leçon donne multa, nombreux, abondant, « pressant », qui peut faire référence à l'abondance de la semence (cf. 1034, 1115, 1236). Le désir qui l'anticipe est déjà plein de plaisir, ce qui paraît correspondre à la réalité.

 

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