À l'occasion de l'entre-deux tours des élections présidentielles de 2002, quelques traductions de textes antiques furent proposées, parmi lesquels cette magnifique fable de Phèdre que nous traduit Henri Tournier.
Ranae Regem petierunt
Athenae cum florerent aequis legibus,
Procax libertas ciuitatem miscuit
Frenumque soluit pristinum licentia.
Hic conspiratis factionum partibus
Arcem tyrannus occupat Pisistratus.
Cum tristem seruitutem flerent Attici
– Non quia crudelis ille, sed quoniam grauis
Omnino insuetis –, onus et coepissent queri,
Aesopus talem tum fabellam rettulit.
Ranae uagantes liberis paludibus
Clamore magno regem petiere ab Ioue,
Qui dissolutos mores ui compesceret.
Pater deorum risit atque illis dedit
Paruum tigillum, missum quod subito uadi
Motu sonoque terruit pauidum genus.
Hoc mersum limo cum iaceret diutius,
Forte una tacite profert e stagno caput
Et explorato rege cunctas euocat.
Illae timore posito certatim annatant
Lignumque supera turba petulans insilit.
Quod cum inquinassent omni contumelia,
Alium rogantes regem misere ad Iouem,
Inutilis quoniam esset qui fuerat datus.
Tum misit illis hydrum, qui dente aspero
Corripere coepit singulas. Frustra necem
Fugitant inertes, uocem praecludit metus.
Furtim igitur dant Mercurio mandata ad Iouem,
Afflictis ut succurrat. Tunc contra deus :
« Quia noluistis uestrum ferre » inquit « bonum,
Malum perferte ». « Vos quoque, o ciues », ait
« Hoc sustinete, maius ne ueniat, malum ».
Phèdre, I, 2
Les Grenouilles qui demandent un Roi
Athènes florissait alors sous des lois justes :
L'excès de liberté vint troubler la cité ;
La Licence rongeait le vieux frein d'autrefois.
Des partis factieux conspirèrent alors,
Le tyran Pisistrate occupa le palais :
Les Athéniens pleuraient leur triste servitude ;
Il n'était pas cruel, mais on trouve bien lourd
Un joug tout inconnu ; tous alors de se plaindre.
Ésope leur conta la fable que voici :
Les grenouilles errant libres dans leurs marais
À grands cris réclamaient à Jupiter un roi
Qui réprimât leurs mœurs dissolues par la force.
Le roi des dieux sourit, puis leur jette un bâton ;
Celui-ci en tombant bruyamment dans l'étang,
Troublant ses eaux, fit peur à l'engeance craintive.
Comme il restait longtemps prisonnier de la vase,
L'une s'en vient, sans bruit, sort la tête de l'eau,
Observe bien le roi, appelle ses compagnes.
Elles oublient leur peur, accourent à la nage ;
La troupe sans respect grimpe sur le bâton ;
Après l'avoir souillé de multiples outrages,
D'envoyer chez Jupin chercher un autre roi :
Celui qu'elles avaient leur semblait inutile.
Alors il leur envoie une hydre aux dents cruelles
Qui les dévore à tour de rôle ; en vain, sans forces,
Elles essaient de fuir : la peur les rend sans voix.
En secret donc Mercure est chez Zeus dépêché,
Pour qu'il les vienne aider. Mais le dieu leur répond :
« Vous n'avez pas voulu garder votre bon roi,
Supportez le méchant. » Vous aussi, citoyens,
Tolérez votre mal, de peur qu'en vienne un pire.
Traduction de Henri Tournier
Nombre de traducteurs ont amendé les vers 6 à 8, en proposant notamment graue au lieu de grauis et omne au lieu de omnino, ce qui constitue une lecture plus facile. Ils comprennent alors :
Cum tristem seruitutem flerent Attici
Non quia crudelis ille, sed quoniam graue
Omne insuetis onus et coepissent queri [...]Soit, en traduction littérale :
« Comme les Athéniens pleuraient leur triste servitude, non parce qu'il était cruel, mais parce que tout fardeau est pesant pour des gens qui n'y sont pas habitués [...] »
Pour notre part, nous suivons l'excellente édition Guaglianone :
Cum tristem seruitutem flerent Attici
– Non quia crudelis ille, sed quoniam grauis
Omnino insuetis –, onus et coepissent queri [...]Soit, en traduction littérale :
« Comme les Athéniens pleuraient leur triste servitude – ce n'est pas qu'il était cruel, mais il leur pesait, à eux qui n'y étaient absolument pas habitués –, et qu'ils commençaient à se plaindre de ce fardeau [...] »
Remarquons en outre l'hypallage de liberis, merveilleusement bien conservé par Henri.
Le jeu de mots contenu dans le mot tigillum est aussi à noter. Souvenons-nous avant tout de la désormais célèbre blague que nous narra Caligula : Plumulus et Tigillus.
Le tigillus est donc assurément un petit bâton, mais c'est aussi un épithète de Jupiter, « soutien du monde » : c'est en conséquence un peu de lui-même qu'il envoie. En outre, un paruus tigillus est déjà moins qu'un bâton tigillus, diminutif de tignum ! La Fontaine a pour sa part traduit le mot par « soliveau », une petite solive ; nous resterons plus modeste.
Pour tenter de conserver cela, Iulius propose de traduire tigillus par « bâtonnet », sachant qu'en français, nous avons aussi le terme « bâtonnat » pour désigner celui qui exerce un tel pouvoir. D'où sa proposition :
« Le roi des dieux sourit, puis dans l'étang leur jette
Un bâtonnet qui bruyamment troubla ses eaux
En faisant ainsi peur à l'engeance craintive. »
Ajoutons un petit passage du De Officiis de Cicéron qui montre que les homologues – et homonymes – de ce[lui] qui menace existaient déjà dans l'antiquité. Toutefois, le rectum non est de Cicéron est sans doute un peu influencé par la popularité de Pennus et de Papius (III, 47) :
Male etiam, qui peregrinos urbibus uti prohibent eosque exterminant, ut Pennus apud patres nostros, Papius nuper. Nam esse pro ciue, qui ciuis non sit, rectum est non licere, quam legem tulerunt sapientissimi consules Crassus et Scaeuola. Vsu uero urbis prohibere peregrinos, sane inhumanum est.
« Ils ont tort aussi, ceux qui interdisent aux étrangers de vivre en ville et les bannissent, comme Pennus du temps de nos pères, Papius récemment. Il n'est pas raisonnable de permettre à celui qui n'est pas citoyen d'être citoyen, loi que dans leur grande sagesse ont fait passer les consuls Crassus et Scaevola. Mais interdire aux étrangers de vivre en ville est complètement inhumain. »
Nombreuses sont les pages de la littérature ancienne qui pourraient aussi nous inviter à réfléchir sur notre actualité, comme ces lignes du De Vita beata de Sénèque, assez peu optimistes sur la démocratie (I, 5) :
Nunc uero stat contra rationem defensor mali sui populus. Itaque id euenit quod in comitiis, in quibus eos factos esse praetores idem qui fecere mirantur cum se mobilis fauor circumegit : eadem probamus, eadem reprehendimus ; hic exitus est omnis iudicii, in quo secundum plures datur.
« Mais en fait, contre la raison la peuple s'érige en défenseur de son propre malheur. C'est pourquoi il arrive ce que l'on voit aux comices, dans lesquels s'étonnent qu'aient été élus préteurs ceux-là mêmes qui les ont élus, quand l'inconstante popularité a changé de visage : ce que nous approuvons, nous le blâmons en même temps ; voilà l'issue de tout jugement qui est rendu d'après la pluralité des voix. »
Comment ne pas voir l'actualité de ces lignes, qui peuvent faire songer autant aux électeurs lunatiques, qu'à tous ceux qui ont voté pour un candidat tout en affirmant qu'ils n'en voudraient pas comme président ?
François Gadeyne, Henri Tournier, Iulius, Yves Ouvrard et Zéphyrus.
↑ Retour au haut de cette page
Les traductions et discussions qui sont proposées dans les Jardins de Lucullus font l'objet d'un travail commun et de débats sur les forums Usenet ; les discussions originelles sont archivées sur Google Groups. Les pseudonymes ou noms réels cités sur cette page sont ceux de certains des participants, que je remercie ici pour leur perpétuelle sympathie qui confère sans cesse aux forums une atmosphère chaleureuse.